dimanche 27 novembre 2016

Le Chœur a ses raisons que la tragédie ignore

Le Chœur est un personnage qui remonte aux origines même des représentations dramatiques. Il est un élément essentiel dans la tragédie grecque. Or l'étymologie du mot tragédie vient du grec "tragos" qui signifierait: "chant du bouc" et de cette signification viendrait l’appellation de bouc émissaire mais selon certains experts en la question cela ne ferait pas l'unanimité. "Le bouc" est un animal consacré à Dionysos qu'on lui sacrifie durant les Dionysies, fêtes consacrées au dieu de l'ivresse, des excès, des débordements, de l'extase. Et si Dionysos est considéré comme le patron des grands festival d'art dramatique nous comprenons ainsi que le Chœur est intimement lié aux origines du théâtre grec. Et dans la tragédie, le Chœur se distingue des autres personnages par sa nature même puisque qu'il incarne une entité collective mais se distingue aussi visuellement ce qu'on pourra constater chez Pasolini.



Tout d'abord le Chœur est présent du début jusqu'à la fin dans la pièce de Sophocle, ce qui marque bien son importance dans le déroulement de la tragédie. Sa première apparition dans la pièce se fait dans le Parados où il est constitué de vieillards qui chantent les souffrances de la ville et et invoquent le secours des dieux: "Si jamais, quand un désastre menaçait jadis notre ville, vous avez su écarter d'elle la flamme du malheur, aujourd'hui encore accouez !"
On le retrouvera ensuite dans le troisième document lorsque les révélations sur la naissance d’Œdipe sont faites et que ce dernier ainsi que le corinthien vont faire appel au Chœur pour établir le lien entre le berger et le serviteur de Laïos. C'est alors face au refus de la reine Jocaste d'admettre le lien entre les deux, que le chœur pressent un grand malheur : « Je crains qu'après un tel silence n'éclate quelque grand malheur ». Enfin, le Chœur apparaît une dernière fois dans l'Exodos (Cinquième Episode). La plainte du chœur se mêle à celle d'Œdipe toujours par des chants de plus en plus agités, le coryphée quant à lui exprime l'incompréhension des témoins devant le châtiment d'Œdipe : « Quelle démence, infortuné, s'est donc abattue sur toi ? Quel Immortel a fait sur ta triste fortune un bond plus puissant qu'on n'en fit jamais ? »


Grâce à ces apparitions, nous pouvons déduire que le chœur représente le peuple de Thèbes, il est un représentant de la cité. Et si Œdipe s'adresse à lui comme à un peuple, Créon lui, le désigne comme "une assemblée". Sa composition peut osciller entre vieillards et jeunes enfants (chez Sophocle il s'agit de vieillards). C'est une instance de jugement, qui transforme le mythe en procès, dès que le roi est ébranlé dans son autorité. Mais il peut se plaindre, douter, encourager, demander de l'aide: il guide le spectateur dans ses émotions et commente l'action. Cependant le Chœur possède une importance cruciale dans la fonction de la parole et c'est ce qui lui donne une particularité qui n'est pas des moindres parmi les autres personnages. Ses strophes et antistrophes créent une alternance entre les parties jouées et les parties chantées, ce qui confèrent à la tragédie une dimension lyrique et poétique ainsi qu’en témoignent les répliques suivies d'un « ô » incantatoire


Rappelons que le Chœur n’appartient pas à la culture cinématographique, sauf quand des réalisateurs cherchent à reproduire une oeuvre théâtrale sur le grand écran. Et ce n'est pourtant pas l'objectif de Pasolini qui cherche à s'en détacher. Néanmoins on peut repérer certains éléments dans le film qui se réfèrent à cette tradition antique du personnage collectif qui n'est autre que le Chœur. Comme par exemple les costumes parfois uniformes qui les signalent comme une entité collective qui s'exprime parfois d’une seule voix à l’instar du groupe des pleureuses corinthiennes à l’arrivée d’un enfant inespéré. Leur présence est en outre soulignée par des effets musicaux ou des actions chorégraphiées, qui rappellent les danses du théâtre antique. On peut alors parler de transposition du chœur théâtral puisque la scène de l’oracle est révélatrice de cette esthétisation moderne du Chœur qui répond aux aspirations de Pasolini se réclamant d'un cinéma de poésie qui fonde son scénario sur un monde archaïque transposé par les montagnes du Maroc du Sud dont Jean-Louis BORY nous dira que "le paysage offre ce degré d'aridité ocre et le ciel cet impeccable silence bleu qui sont ceux du climat tragique." Il rythme donc la tragédie, mais aussi le film, par ses interventions et lui assure en partie sa dimension spectaculaire par ses chants et ses danses.


Toutefois, le Chœur de par son lien étroit avec le théâtre détient une dimension politique et religieuse. A Athènes, la dimension politique est présente, puisque le théâtre se joue lors des jeux, ou lors de cérémonies importantes réunissant le peuple. Le coryphée qui est le chef du chœur s'en détache pour entrer en dialogue avec les acteurs. À la fin de la pièce, il accompagne même le héros dans sa fin tragique. C'est même lui qui va conclure la pièce en s'adressant directement au public qui regarde la pièce, mêlant ainsi la notion de catharsis. Pour ce qui est du point de vue religieux, le recul offert au chœur lui permet de méditer et d'exercer une mission religieuse. Dans la première antistrophe du Parados on peut lire le Chœur qui invoque le dieu guérisseur Délos afin d'apporter secours à la cité ravagé par la peste: "quand je pense à toi, je tremble: que vas-tu exiger de nous ?une obligation nouvelle ? ou une obligation omise à renouveler au cours des années ?" Au Troisième Stasimon il dira: "Que ces chants Apollon guérisseur, te soient agréables !"
Ces constantes invocations et références aux dieux se rapprochent ainsi de sentences ou de maximes religieuses qui parfois se lie d'amitié à une dimension prophétique puisque de part ces invocations aux dieux, cela rappelle une fragile condition de l'homme: "Gardons-nous d'appeler jamais un homme heureux, avant qu'il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin." 



Pour conclure, le Chœur est donc un personnage à part entière de la tragédie qui influe sur le déroulement des actions. De par son caractère lyrique et poétique il joue un rôle dramatique et diégétique de première importance et rythme l'histoire. Enfin, et c'est peut-être un de ses aspects les plus importants, il permet au spectateur de rentrer dans l'action : il est un des principaux ingrédients de la catharsis



Ruddy LIMA EVORA

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