André Gide accorde une grande importance à ses
personnages. Dans son œuvre, Les Faux-monnayeurs, il multiplie les personnages accompagnés de
multiples points de vue narratifs et d’intrigues secondaires diverses, créant
ainsi une structure romanesque complexe. Mais qu’apporte cette profusion de
personnages et comment Gide la justifie t-il dans Le Journal des Faux-monnayeurs ? Afin de répondre à cette question, nous
verrons d’abord que la profusion des personnages permet à Gide d’étudier les
relations entre les êtres. Ensuite, nous verrons que cette étude lui permet de
formuler une critique sur la société.
La
profusion des personnages permet à l’auteur de mener une étude sur les
relations humaines.
Tout
d’abord, ayant choisi de jeunes héros adolescents, à l'image de Bernard et
Olivier, André Gide s'intéresse à la famille et aux difficultés de
compréhension entre les générations. C’est ainsi que les figures parentales
sont dénigrées et que la famille représente l'hypocrisie. Ce que met particulièrement en scène Gide, c'est
l'impossibilité de communiquer entre les parents et les enfants. C’est
d’ailleurs le point de départ de l’histoire, puisque c’est à cause du manque de
communication que Bernard fuit la maison familiale, car ses parents lui avaient
caché sa bâtardise. On
observe également un affrontement entre les générations, et les différentes
valeurs. Nous
avons d’un côté la jeunesse, qui a soif de liberté et de découverte, et qui est contrainte par les plus vieux à rentrer
dans un moule qui ne lui convient pas. C’est notamment le cas avec le petit
Boris. Ce dernier est forcé de quitté Saas-Fée pour Paris, et ce déménagement
n’aura que des effets néfastes qui iront jusqu’à la mort. André Gide dénonce donc toute forme
d'éducation qui oppresse plus qu'elle n'aide à grandir. Il se place résolument
du côté des jeunes gens et peint avec ironie les figures parentales. Voilà pourquoi le roman commence avec un
désaveu, celui du fils pour père. Profitendieu perd le respect de Bernard. Pour
souligner toute la fausseté de cet homme qui croit être un modèle pour ses
enfants, André Gide en fait un "faux père". En effet, il
n'est pas le géniteur biologique de Bernard. De
même pour les grands-pères. Dans le roman, ils
peuvent essayer de se subtiliser à l'autorité paternelle absente. C'est le cas de deux
personnages : Azaïs et La Pérouse. Ces deux
personnages représentent pour Gide le naufrage de la vieillesse. Ils échouent dans leur tentative pour
remplacer le père. Le pasteur Vedel n'est jamais présent quand il le devrait,
La Pérouse est moqué par les élèves qui le surnomme "père Lapère". De
plus, il n’arrive pas à se rapprocher de son petit fils. Ils sont donc coupés de la
jeunesse et de la réalité, comme dépassés par la nouvelle génération. Gide
remet donc en question l’autorité parentale et ses méthodes, à travers les
personnages.
Par la suite, Gide va s’intéressé à la confusion des sentiments qui empêche les hommes de
parvenir à se comprendre et à s'aimer avec authenticité. En effet, les
personnages cherchent la vérité et la liberté dans les relations amoureuses. On
remarque qu’ils ont du mal à exprimer
leurs sentiments et préfèrent se tourner autour plutôt que d'avouer la vérité.
C’est le cas d’Olivier, qui plutôt que
d'avouer à Édouard qu'il l'aime, fuit avec Passavant en Corse alors qu'il
souffre cruellement de cette situation. L'amour est également
confus car les personnages sont en quête d'un idéal. Ils croient pouvoir
trouver cet idéal dans des amitiés amoureuses. C'est ce que cherche Bernard
avec Olivier, qui représente tout à la fois pour lui : l'ami, l'amoureux, et le
modèle. Ainsi, André Gide insiste ici sur le pouvoir de l'imagination qui trouble les esprits et crée des images
mensongères et trompeuses. Dès lors, les personnages se posent des
questions sur la sincérité et se demandent si elle est possible. On peut
prendre l’exemple de la lettre de Laura à Édouard dans la première partie du
roman à Paris : « Vais-je oser vous avouer à vous ce qu'à Félix je ne
puis dire ? [...] les lettres que je lui écris depuis quelque temps sont
menteuses et celles que je reçois de lui ne parlent que de sa joie de me savoir
mieux portante. » Laura
dit l'impossibilité pour elle d'être honnête et sincère avec son mari. On
peut donc dire que la profusion de personnages permet à Gide d’observer les
différents comportements des hommes. Dans Le Journal des Faux-monnayeurs il
explique cela en disant que « Le mauvais romancier construit ses
personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les
écoute et les regarde agir : il les entend parler es avant que de les
connaitre, et c’est d’après ce qu’il leur entend dire qu’il comprend peu à eut
qui ils sont ». Voilà pourquoi tout au long du roman le
lecteur a l’impression que l’auteur découvre en même temps que lui ses
personnages. Il les rencontre au cours de son aventure de l’écriture.
Cette étude va ensuite permettre à Gide de critiquer la société dans laquelle il vit à travers ses personnages.
Dans Les Faux-Monnayeurs,
André Gide livre une vive critique de la société du XXe siècle.
Il dénonce la
fausseté et l'hypocrisie qui règnent. C'est la raison pour laquelle il a choisi
le thème de la contrefaçon, que l'on retrouve dès le titre du roman. Tout
d’abord, les héros des Faux-Monnayeurs, et particulièrement Bernard, sont en quête de pureté. Les valeurs bourgeoises des parents ne répondent pas au
besoin d'authenticité des jeunes gens. Toutefois, ces derniers ne symbolisent
pas forcément l'authenticité. André Gide met en scène Georges et ses compagnons
qui sont pervers et n'hésitent pas à se lancer dans un trafic de fausse
monnaie, des orgies ou à pousser au suicide le jeune Boris qui incarne
l'innocence et la douceur. Des autres personnages adultes incarnent particulièrement
la fausseté et le mensonge comme Passavant:
qui est prêt à tout pour séduire le jeune Olivier. Même l'éducation est un mensonge,
car la pension Vedel est avant tout une affaire commerciale. La famille est une tromperie. On le comprend avec la bâtardise
de Bernard. Gide dénonce ainsi de
nombreuses conventions sociales : « Les préjugés sont les pilotis
de la civilisation », dit Édouard qui critique la société qui repose sur
les préjugés, et donc sur les apparences et les idées fausses.
André Gide dénonce donc
surtout une société où les normes empêchent l'Homme d'être libre. Tout d’abord il dénonce une société dans
laquelle la femme est cantonnée à des rôles réducteurs et où elle est
constamment sacrifiée. Voilà pourquoi Laura symbolise la condition de la femme dans la bourgeoisie
chrétienne, madame La Pérouse est devenue paranoïaque, madame Vedel est devenue
folle, Pauline est trompée et résignée. Lilian est tuée par Vincent, et Rachel,
dont le prénom signifie "brebis" en hébreu, est constamment
sacrifiée. André Gide rejette donc le modèle féminin traditionnel de son époque.
On peut se demander si c’est pour cela qu’il favorise l’homosexualité dans son
roman. Pour finir, l’auteur critique les institutions traditionnelles à travers
ses personnages. Tout d’abord, nous avons la justice qui n'est
pas partiale, elle n'aide pas réellement. Molinier et Profitendieu souhaitent
protéger leurs semblables. En effet, lorsque le scandale des orgies et de la
fausse monnaie leur parvient, ils préfèrent fermer les yeux et ne pas « poursuivre »
ou « compromettre » des « familles respectables ». Ensuite,
l'institution religieuse est également vivement critiquée par André
Gide. Il ne s'oppose pas à la foi, mais il dénonce le protestantisme rigide, le
puritanisme qui finit par pervertir les personnages. C'est le cas dans la
pension Vedel. Gide rejette tous les donneurs de leçons qui pensent mieux
savoir que les autres. Il estime qu'il n'y a pas d'épanouissement possible dans
la religion. Enfin, l'école et la façon dont les professeurs enseignent sont
remises en cause. Dans la pension Vedel, la cruauté et la stupidité des élèves sont
liées à leur éducation qui les pousse à ces agissements. L'attitude des jeunes
gens est elle-même éloignée d'un idéal de savoir et d'intelligence. On peut
prendre l’exemple du vieux La Pérouse qui n’arrive pas à s’affirmer face aux
élèves et à imposer une discipline. Ainsi
André Gide se sert des personnages pour rejeter les conventions, la place
accordée aux femmes, et également les institutions traditionnelles comme la
religion, la justice et l'éducation. Dans Le
Journal des Faux-monnayeurs, il explique cela : « Il m'est certainement plus aisé de faire parler un personnage,
que de m'exprimer en mon nom propre.» Les personnages reflètent donc les
pensées de l’auteur, voilà pourquoi ils sont importants.
En somme, on peut
dire en premier lieu que la multitude de personnages a pour but de créer les
intrigues et de faire avancer l’histoire. Mais si on va plus loin, on comprend
que cette profusion de personnages permet surtout à Gide de mener une étude sur
les relations humaines et formuler ainsi une critique des mœurs de la société
de son époque. Ils observent ses personnages et les critiques pour remettre en
question nos valeurs. Dans Le Journal des
Faux-Monnayeurs, il dit qu’il « n’écris que pour être relu »,
autrement dit, ils nous invitent à nous remettre en question à travers ses personnages.