vendredi 9 décembre 2016

Une grande calamité publique.

La peste est comme Oedipe, une grande calamité publique. Ce fléau est traité à la fois dans la pièce de théâtre de Sophocle et dans le film de Pier Paolo Pasolini. C'est en réaction à la souffrance de Thèbes qu'Oedipe décide, dans les deux œuvres, de consulter les oracles  pour en finir avec la peste. L'ambivalence du terme peste peut donner lieu à nombreuses interrogations. Nous nous demanderons quelle est la place donnée à celle-ci dans les deux œuvres citées ci-dessus. Dans un premier lieu, nous montrerons que la peste est un moteur narratif, puis dans un second lieu, qu'elle est également un moyen de montrer la relation entre les hommes et les dieux, et pour finir, que nous pouvons voir en elle la métaphore d'Oedipe. 



La point de départ de l'enquête menée par Oedipe est dans les deux œuvres l'arrivée de la peste. Dans l'œuvre de Sophocle, l'histoire commence par l'évocation de la peste. Le prologue apparaît comme une scène d'exposition dynamique où l'action s'est déjà mise en route (Créon a déjà consulté l'oracle à l'heure où Oedipe s'adresse au prêtre). L'enjeu de la pièce est mesuré grâce à l'évocation de la mort et le champ lexical de la lamentation (« plaintes », « sanglots »). Les inquiétudes que suscite la peste sont exprimées par le choeur dans le parodos, (p17) « Tout mon peuple est en proie au fléau ». En effet, le mot peste n'est pas écrit clairement mais ce fléau est désigné par la périphrase (p12) « un flot meurtrier » qui fait valoir d'emblée l'ampleur des dégâts. En clair, (p12) « Thèbes, prise dans la houle, n'est plus en état de tenir la tête au-dessus ». Cette situation critique précipite Oedipe, dans l’œuvre du dramaturge grec, à exercer ses fonctions de roi, à protéger sa cité en trouvant l'origine du fléau : l'enquête commence. Dans le film italien, l'incipit est progressif. Oedipe n'est pas tout de suite couronné, sa naissance et son périple jusqu'à Thèbes sont représentés. La peste comme épidémie n'est montrée que dans la deuxième partie du film par des séquences prises ras le sol de cadavres en décomposition (~53min). En effet, Pasolini décide de montrer la peste au lieu de la raconter comme Sophocle. Le plaintes du choeur du parodos de Sophocle sont reprises par Pasolini et apparaissent dans la bande sonore par des pleurs de femmes et d'un nourrisson, des chants de lamentation et les cris de vautours comme le signe de l'atmosphère morbide. La violence des images souligne l'urgence d'agir pour Oedipe, d'exercer enfin son pouvoir de roi, comme pour Sophocle, elle précipite l'action. Pasolini, qui offre au spectateur, depuis le début, l'histoire victorieuse d'un homme qui malgré son abandon à la naissance et son destin supposé arrive à être à la tête d'une cité, pose un défi à surmonter au personnage principal qui devra prouver sa valeur. La peste est donc dans les deux œuvres un moteur narratif dans la mesure où elle créé la nécessite d'agir au plus vite en représentant un enjeu majeur. Elle est la raison de l'entreprise de l'enquête et finalement, c'est elle qui met à jour la souillure d'Oedipe.


Face au fléau de la peste, Oedipe consulte l'oracle dans les deux oeuvres. Désemparés, les hommes supplient les dieux quand la situation sur la terre est trop cruelle.


La peste apparaît donc comme un moyen de montrer la relation entre les hommes et les dieux dans les deux œuvres. Dans le film de Pasolini la dimension religieuse n'est pas explicitement montrée comme dans l'oeuvre de Sophocle. Outre le prologue et l'épilogue du film qui est fidèle à la réalité, le film de Pasolini met en scène un univers onirique et intentionnellement hétéroclite, créé de multiples influences culturelles : paysage rougeoyant du Maroc, chants roumains, etc. Cette diversité a pour but de ne pas rattacher l'oeuvre à une seule réalité pour valoriser sa dimension symbolique. Ainsi, Pasolini nous ouvre la porte d'un univers païen sans aucune intention religieuse. Néanmoins, un rapport avec le sacré est tout de même représenté par les oracles et la Pythie. On convient que lorsqu'un choix critique doit être fait, les hommes ont recours à l'oracle comme témoigne la foule qui attend patiemment à Delphes dans le film (~22 min). Jocaste même prie pour Oedipe en voyant que les préoccupations de son époux s'intensifient (~1h 24min). Lorsque les hommes cherchent la vérité ou se sentent impuissants face à un problème, complètement dépassés, ils appellent les dieux à leur aide. La peste déclenche toutes les détresses, détresses qui semblent intensifier la foi. Sophocle, quant à lui, dessine les rapports de l'homme avec la divinité avec la précision plus aiguë d'une intention ouverte. Dès le prologue une atmosphère de recueillement, de prières de supplications, est prévue par des (p11) « rameaux suppliants », des « vapeurs d'encens et de péans (des chants en l'honneur d'Apollon) mêlés de plaintes » d'un peuple pieux (p12) « à genoux, ou sur (les) places, ou devant les temples consacrés à Pallas (Athéna), ou encore près de la cendre prophétique d'Isménos (dieu fleuve) ». Le prêtre d'Apollon lui-même s'exprime au nom du peuple et croit à la protection divine d'Oedipe le sauveur. Les dieux sont à la fois protecteurs et impitoyables, les Thébains sont donc habitués aux sacrifices pour calmer la rage des Dieux comme le suggère ces extraits du parodos: «Ô douce parole de Zeus, que viens-tu apporter de Pythö l'opulente à notre illustre ville, à Thèbes », « Dieu qu'on invoque avec des cris aigus, dieu de Délos, dieu guérisseur, quand je pense à toi je tremble : que vas-tu exiger de nous ? Une obligation nouvelle ? Ou une obligation omise à renouveler au cours des années ? ». Les habitants de Thèbes ont donc des dieux de la cité (Bacchus par exemple). Ils doivent vénérer ces derniers pour qu'ils leur soient toujours favorables et n’abattent pas sur eux leur terrible colère. En clair, en exposant Thèbes à la peste, épidémie dévastatrice et incurable, le dramaturge grec et le réalisateur italien révèlent le comportement des Thébains face au désespoir. On observe que pour chasser la peste, les Thébains font appel aux dieux. Dans l'oeuvre de Sophocle on en comprend que ces derniers la provoquent s'ils sont mécontents, leur appel se fait donc avec l'intention de calmer leur colère. Les dieux, moralisateurs, leur demandent de se remettre en question comme dans le film de Pasolini. Pasolini confère au recourt aux dieux la marque du désarroi. La réponse est unanime dans les deux œuvres : l'origine de la peste est sur terre.


Aux prières des Thébains, les dieux répondent qu'il faut chasser la souillure. Mais de quoi parle-t-on au juste ?

Le terme peste est ambivalent. Il peut désigner la maladie infectieuse et terriblement contagieuse comme une personne nuisible. Créon annonce au retour de Delphes dans la pièce de Sophocle, qu'il faut (p14) « chasser la souillure que nourrit ce pays, et ne pas l'y laisser croître ». Cette souillure peut désigner plus prosaïquement un pestiféré. Or, quand Oedipe apprend le commerce affreux dans lequel il vit, il est fui comme un pestiféré à cause de ses déclaration publiques: (épisode 1, p19) « j'interdis à tous, dans ce pays où j'ai le trône, qu'on le reçoive, qu'on lui parle, qu'on l'associe aux prières ou aux sacrifices, qu'on lui accorde la moindre goutte d'eau lustrale ». La peste et Oedipe sont confondus, tous deux doivent-être chassés de la cité. Oedipe lui-même justifie dans l'exodos cette nécessité purificatrice pour la communauté, il demande à ce qu'il soit chassé (p60) « Vite, au nom des dieux, vite, cachez-moi quelque part, loin d'ici ; tuez-moi, jetez-moi à la mer ou en des lieux du moins où l'on ne me voie plus... ». Dans le film de Pasolini, on comprend que dès sa naissance Oedipe a été rejeté. Il n'a pas sa place dans la société, encore une fois, comme dans la pièce de Sophocle, on le fuit comme la peste. En interposant les séquences de  
 cadavres pestiférés et les scènes d'amour entre Oedipe et Jocaste (~53min), un rapport de cause-conséquence est établit. On comprend que la souillure est autant dans « le lit nuptial » (p55) comme le dit le messager de Sophocle dans l'exodos qu'à l'extérieur sur les terres de Thèbes. Jocaste se trompe dans la pièce de Sophocle lorsqu'elle souligne l'intérêt de la collectivité par rapport aux querelles individuelles (Créon/Oedipe) car c'est justement ce qui a eu lieu dans l'intime qui accable le monde extérieur. Oedipe est nuisible à la société par les actes qu'il a commis. Lorsque son crime perce la lumière du jour, des plaintes semblables à celles qui accompagnaient l'arrivée de la peste se font entendre; Jocaste s'arrête subitement (~1h30). C'est un autre type de peste qui se déclare à cause de l'exposition de la souillure. La vérité putride infecte les âmes du palais qui avaient été épargnées. Jocaste est la première victime de cette peste là. Oedipe, face aux conséquences de ces actes s'en prend à lui-même. Or, c'est lui le pestiféré. Il décide alors de s'exiler pour ne plus nuire à Thèbes. Lui, qui a toujours été rejeté, comprend enfin que sa place n'est pas parmis les autres mais dans la solitude de l'exil, là, où il ne pourra salir, ni accabler personne.  En clair, on peut voir en la peste la métaphore d'Oedipe. Terrible, elle éclate et ravage la cité à la même vitesse que la nouvelle de la culpabilité d'Oedipe. Naturellement, personne ne veut d'elle, on cherche à la chasser. Oedipe est coupable de la peste d'après les dieux, il doit s'exiler pour le bien général comme le faisaient les petiférés autrefois. Le fléau est, comme nous l'avons dit au début, une grande calamité publique comme Oedipe. 

Enfin, la peste est un thème important dans les deux œuvres, autant par sa symbolique que par son rôle dramatique. Elle témoigne des croyances ou du contexte dans lequel elle s' inscrit en provoquant des situations critiques où l'homme est désemparé. Le besoin de découvrir le meurtrier de Laïos dans les deux pièces découle de la peste qui est donc à l'origine des déclarations finales. C'est dans cette mesure qu'elle peut être considérée comme un moteur narratif. Bien qu'elle ne soit pas présentée de la même façon dans les deux œuvres,  il est clair que la peste prend une place centrale dans Oedipe roi.

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