Le
mythe tragique d'Oedipe présente l'histoire d'un homme sur qui
s'acharne le destin qui s'impose contre ses désirs. Des forces
supérieures agissent contre lui et le rendent impuissant en
l'aveuglant. Ce rapport de forces est souvent traduit par une vision
religieuse puisque le naturel est soumis à l'action de quelque chose
d'autre, de surnaturel. Le sacré intervient dans la communication de
ces deux mondes. Tout ce qui vient ou qui a été en contact avec le
supérieur est considéré comme sacré, précieux, respectable. Or,
toute les reprises de ce mythe n'ont pas forcément d'intention
religieuse. Est-il possible de conserver le corps essentiel du mythe,
l'oracle qui précipite l'action, sans lui conférer une dimension
religieuse ? Le sacré est-il indissociable du religieux ?
Le
dramaturge grec Sophocle et le réalisateur italien Pier Paolo
Pasolini reprennent tous deux le mythe d'Oedipe mais traitent la
question du sacré différemment. Toutefois, la parole sacrée et des
lieux de culte, des lieux religieux, apparaissent dans les deux
œuvres.
En
effet, dès le prologue de Sophocle, une atmosphère de prières et
de recueillement est prévue par des (p11) « rameaux
suppliants », des « vapeurs d'encens et de péans (des
chants en l'honneur d'Apollon) mêlés de plaintes » d'un
peuple pieux (p12) « à genoux, ou sur (les) places, ou devant
les temples consacrés à Pallas (Athéna), ou encore près de la
cendre prophétique d'Isménos (dieu fleuve) ».
Dans son film, Pasolini représente également des lieux de prières.
Lorsqu'Oedipe quitte Corinthe, il cherche à rejoindre Delphes, lieux
où la Pythie donne l'oracle. Alors qu'il s'y approche une foule de
personnes entoure la Pythie masquée montrant ainsi leur important
attachement à ce lieux religieux, pour ne pas dire leur vénération
(~22min).
Ainsi, à plusieurs reprises, tant dans la pièce de Sophocle que
dans le film de Pasolini, les personnages vont à Delphes pour
chercher l'oracle. Oedipe,
dans un premier temps, se rend à Delphes aussi dans la pièce de
Sophocle après qu'on l'aie appelé « enfant supposé »
comme
l'indique cet extrait :
(p39, 2ème épisode) «Alors sans prévenir mon père ni ma mère,
je pars pour Pythô ; et là Phoebus me renvoie sans même avoir
daigné répondre à ce pour quoi j'étais venu, mais non sans avoir
en revanche prédit à l'infortuné que j'étais le plus horrible, le
plus lamentable destin ».
Puis, on apprend que Laïos se
rendait à
Delphes pour trouver une solution aux ravages de la Sphinge
lorsqu'Oedipe le tue au croisement de deux chemins. Cette scène est
montrée par Pasolini alors qu'Oedipe a quitté Delphes (~35min),
scène
qu'Oedipe décrit dans la pièce de Sophocle alors qu'il s'adresse à
Jocaste : (p39) « Au moment où suivant ma route, je
m'approchais du croisement des deux chemins (…), un homme tout
pareil à celui que tu me décris, venai(t) à ma rencontre ».
En effet, Laïos est tué là où « se joignent les deux
chemins qui viennent de Delphes et de Daulia. ».
Enfin, Oedipe demande à Créon cette fois-ci
dans les deux œuvres de cueillir la parole des Dieux à Delphes
alors que la peste s'infuse dans Thèbes :
(prologue, p14) «LE PRETRE : Créon est là qui s'approche
(…) CREON : Eh bien ! Voici qu'elle réponse m'a été
faite au nom de dieu. ».
Radieux, Créon retourne à Thèbes de Delphes alors que des
délégués viennent supplier Oedipe d'apporter son aide (~58min).
Enfin, contrairement
à la pièce de Sophocle,
dans le film de Pasolini, Jocaste annonce
à sa compagnie, qui porte des fleurs et des agneaux, ceci :
« Je
vais prier. Je vais prier les dieux dans leur temple. Oedipe est
bouleversé par le chagrin et ne raisonne plus sagement. Il en arrive
à croire tout ce qu'on lui a dit. Je vais prier pour nous ».
Les deux œuvres montrent des lieux religieux de culte où est
annoncée ou suppliée la parole sacrée.
En
effet, les lieux religieux que ces deux œuvres montrent ou
décrivent, ne peuvent être considérés comme sacré que par la
parole divine qu'ils transmettent. Dans
le film de Pasolini la parole des dieux est exprimée
plusieurs fois :
implicitement, dans
le
prologue par
l'intertitre du père, (~5min) « Tu es né pour prendre ma
place dans ce monde, me rejeter dans le néant, me voler ce qui
m'appartient. C'est elle que tu voleras en premier. Elle, la femme
que j'aime. » et
dans le propos de
la Sphinge, « Il y a une énigme dans ta vie », « l'abîme
dans lequel tu veux me rejeter est au plus profond de toi » ;
explicitement, à Delphes par
la parole de la Pythie,
« Il est écrit
que tu tueras ton père et que tu feras l'amour à ta mère (…)
Ainsi parlent les dieux. C'est inévitable. », par
Créon qui révèle que « Pour
vaincre l'épidémie qui accable Thèbes, il faut que l'homme qui la
contamine quitte cette ville », puis
à travers Tirésias , « Parce que c'est toi qui
contamine notre pays. Et j'ajouterai encore que tu es l'assassin que
tu recherches et tu ignores avoir une liaison scandaleuse avec les
êtres qui te sont les plus chers. » et
enfin Oedipe
raportera les
révélation qui lui avaient autrefois été faites à
Jocaste : « je
décidai de me rendre au sanctuaire d'Apollon. Ils me révélèrent
que mon destin était de faire l'amour avec ma mère et d'avoir
d'elle des enfants monstrueux ! Ils me révélèrent que mon
destin était d'assassiner mon père. Sous le coup de telles
prophéties, comment avoir le courage de retourner chez moi à
Corinthe. ».
Dans la pièce de
théâtre du dramaturge grec, Oedipe rapporte l'oracle de la même
façon dans l'épisode 2 (p39) : « Phoebus (Apollon) me
renvoie. (…) mais
non sans avoir en revanche prédit l'infortuné que j'étais le plus
horrible, (…) j'entrerais au lit de ma mère, je ferais voir au
monde une race monstrueuse, je serais l'assassin du père dont
j'étais né ! ».
C'est également le cas pour Tirésias qui engage des propos
similaires : (épisode 1, p24) « Sans le savoir, tu vis
dans un commerce infâme avec les plus proches des tiens, et sans te
rendre compte du degré de misère où tu es parvenu ». Il
s'agit dans les deux cas de la « douce parole de Zeus » ,
de la parole éternelle dont le choeur parle dans le parodos. Cette
parole est sacrée en ce qu'elle rapporte les pensées divines.
Cependant ces deux paroles ne doivent pas être confondues comme le
fait Oedipe qui prend la parole des devins pour celle d'Apollon
lui-même. Même si ces intermèdes avancent, comme Tirésias,
qu'ils ne dépendent
pas des tyrans de la terre « mais des dieux »
et se placent sous le sceau d'une protection divine, rien
n'assure l'exactitude de leur science divinatoire et donc de leur
connexion privilégiée avec les véritables maîtres de la
cité. En d'autres mots,
la dimension sacré des lieux repose sur le contact avec les dieux,
l'oracle, et donc de
sa fiabilité.
Les
lieux et la parole religieuse est sacrée tant qu'elle a une
quelconque avec la divinité. Pourtant la dimension sacré et
religieuse est remise en question dans les deux œuvres.
En
effet, Sophocle fait douter ses personnages de la valeur de l'art
divinatoire dans son œuvre et donc de son caractère sacré. Jocaste
dit à Oedipe dans le deuxième épisode (p36) «que jamais créature
humaine ne posséda rien de l'art de prédire. »
Pareillement, dans le film de italien, elle affirme : « Aucun
homme ne peut s’ériger en prophète (…). Tu vois bien comment
les prophéties sont des
mensonges. Si
Dieu veut révéler ses intentions, il le fait clairement et sans
intermédiaires». Dans
le premier stasimon de la pièce de Sophocle, le choeur s'interroge
sur ces mêmes pouvoirs (p29) : « un devin possède-t-il,
lui, des dons supérieurs aux miens ? Rien ne l'atteste
vraiment.». Et
pourtant la dimension religieuse est chez Sophocle pleinement assumée
comme le montre la multiplication des références aux divinités qui
sont également celles vénérées au temps du dramaturge :
« Zeus » (p29), « Athéna » (p17),
« Bacchos » (p50) etc. Néanmoins
cette hypothèse se voit contrecarrée par le dénouement qui révèle
la véracité des prédictions et donc de leur caractère sacré.
Les révélations finales du berger viennent confirmer les propos de
Tirésias qui se révèlent vrais. Seulement alors, les prédictions
vérifiées, la parole devient sacrée.
Cependant
si la dimension religieuse vient s'allier
avec le sacré dans l'oeuvre de Sophocle,
ce n'est pas forcément le cas pour le film de Pasolini. En effet,
dans le film de Pasolini la dimension religieuse n'est pas
explicitement montrée. Outre le prologue et l'épilogue qui sont
fidèles à la réalité, le film italien
met en scène un univers onirique et intentionnellement hétéroclite,
créé de multiples influences culturelles : chants roumains,
paysages rougeoyants du Maroc etc. Cette diversité a pour but de ne
pas rattacher l'oeuvre à une seule réalité pour valoriser sa
dimension symbolique. Ainsi,
Pasolini nous ouvre la porte d'un univers païen sans aucune
intention religieuse. En clair, bien qu'il fasse apparaître des
lieux et des paroles sacrées, il n'a pas de volonté purement
religieuse mais seulement symbolique. Il n'évoque pas des
dieux en particulier comme Sophocle,
ou fonde ses images sur une religion unique mais créé un
syncrétisme religieux pour se détacher de toute représentation
préétablie.
Peut-on pour autant parler de désacralisation chez Pasolini ?
Même si Pasolini n'a pas d'intention religieuse, il créé du sacré
dans les considération de ses personnages. Sacré qui ne peut être
détaché du religieux qu'il embrasse.
Pour
conclure, il faut rappeler que le sacré est par définition relatif
au religieux. En reprenant des dieux existant dans les croyances
polythéistes contemporaines, Sophocle confère à son œuvre une
empreinte religieuse forte qui englobe avec elle tout un univers
(pratique du sacrifice, vénérations, prières etc.) où
le sacré a naturellement sa place. Pasolini, quant à lui, même
sans pour autant vouloir mettre en avant une religion, s'attarde sur
la condition de l'homme et ses rapports au divin qui passent
évidemment par la considération du sacré. En clair, le sacré est
indissociable
du religieux dont
il est justement issu.
C'est un excellent travail ! Bravo ! (Le sujet n'était pas facile !)
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