samedi 17 décembre 2016

Parole Eternelle


Le mythe tragique d'Oedipe présente l'histoire d'un homme sur qui s'acharne le destin qui s'impose contre ses désirs. Des forces supérieures agissent contre lui et le rendent impuissant en l'aveuglant. Ce rapport de forces est souvent traduit par une vision religieuse puisque le naturel est soumis à l'action de quelque chose d'autre, de surnaturel. Le sacré intervient dans la communication de ces deux mondes. Tout ce qui vient ou qui a été en contact avec le supérieur est considéré comme sacré, précieux, respectable. Or, toute les reprises de ce mythe n'ont pas forcément d'intention religieuse. Est-il possible de conserver le corps essentiel du mythe, l'oracle qui précipite l'action, sans lui conférer une dimension religieuse ? Le sacré est-il indissociable du religieux ?



Le dramaturge grec Sophocle et le réalisateur italien Pier Paolo Pasolini reprennent tous deux le mythe d'Oedipe mais traitent la question du sacré différemment. Toutefois, la parole sacrée et des lieux de culte, des lieux religieux, apparaissent dans les deux œuvres.

En effet, dès le prologue de Sophocle, une atmosphère de prières et de recueillement est prévue par des (p11) « rameaux suppliants », des « vapeurs d'encens et de péans (des chants en l'honneur d'Apollon) mêlés de plaintes » d'un peuple pieux (p12) « à genoux, ou sur (les) places, ou devant les temples consacrés à Pallas (Athéna), ou encore près de la cendre prophétique d'Isménos (dieu fleuve) ». Dans son film, Pasolini représente également des lieux de prières. Lorsqu'Oedipe quitte Corinthe, il cherche à rejoindre Delphes, lieux où la Pythie donne l'oracle. Alors qu'il s'y approche une foule de personnes entoure la Pythie masquée montrant ainsi leur important attachement à ce lieux religieux, pour ne pas dire leur vénération (~22min). Ainsi, à plusieurs reprises, tant dans la pièce de Sophocle que dans le film de Pasolini, les personnages vont à Delphes pour chercher l'oracle. Oedipe, dans un premier temps, se rend à Delphes aussi dans la pièce de Sophocle après qu'on l'aie appelé « enfant supposé » comme l'indique cet extrait : (p39, 2ème épisode) «Alors sans prévenir mon père ni ma mère, je pars pour Pythô ; et là Phoebus me renvoie sans même avoir daigné répondre à ce pour quoi j'étais venu, mais non sans avoir en revanche prédit à l'infortuné que j'étais le plus horrible, le plus lamentable destin ». Puis, on apprend que Laïos se rendait à Delphes pour trouver une solution aux ravages de la Sphinge lorsqu'Oedipe le tue au croisement de deux chemins. Cette scène est montrée par Pasolini alors qu'Oedipe a quitté Delphes (~35min), scène qu'Oedipe décrit dans la pièce de Sophocle alors qu'il s'adresse à Jocaste : (p39) « Au moment où suivant ma route, je m'approchais du croisement des deux chemins (…), un homme tout pareil à celui que tu me décris, venai(t) à ma rencontre ». En effet, Laïos est tué là où « se joignent les deux chemins qui viennent de Delphes et de Daulia. ». Enfin, Oedipe demande à Créon cette fois-ci dans les deux œuvres de cueillir la parole des Dieux à Delphes alors que la peste s'infuse dans Thèbes : (prologue, p14) «LE PRETRE : Créon est là qui s'approche (…) CREON : Eh bien ! Voici qu'elle réponse m'a été faite au nom de dieu. ». Radieux, Créon retourne à Thèbes de Delphes alors que des délégués viennent supplier Oedipe d'apporter son aide (~58min). Enfin, contrairement à la pièce de Sophocle, dans le film de Pasolini, Jocaste annonce à sa compagnie, qui porte des fleurs et des agneaux, ceci : « Je vais prier. Je vais prier les dieux dans leur temple. Oedipe est bouleversé par le chagrin et ne raisonne plus sagement. Il en arrive à croire tout ce qu'on lui a dit. Je vais prier pour nous ». Les deux œuvres montrent des lieux religieux de culte où est annoncée ou suppliée la parole sacrée.

En effet, les lieux religieux que ces deux œuvres montrent ou décrivent, ne peuvent être considérés comme sacré que par la parole divine qu'ils transmettent. Dans le film de Pasolini la parole des dieux est exprimée plusieurs fois : implicitement, dans le prologue par l'intertitre du père, (~5min) « Tu es né pour prendre ma place dans ce monde, me rejeter dans le néant, me voler ce qui m'appartient. C'est elle que tu voleras en premier. Elle, la femme que j'aime. » et dans le propos de la Sphinge, « Il y a une énigme dans ta vie », « l'abîme dans lequel tu veux me rejeter est au plus profond de toi » ; explicitement, à Delphes par la parole de la Pythie, « Il est écrit que tu tueras ton père et que tu feras l'amour à ta mère (…) Ainsi parlent les dieux. C'est inévitable. », par Créon qui révèle que « Pour vaincre l'épidémie qui accable Thèbes, il faut que l'homme qui la contamine quitte cette ville », puis à travers Tirésias , « Parce que c'est toi qui contamine notre pays. Et j'ajouterai encore que tu es l'assassin que tu recherches et tu ignores avoir une liaison scandaleuse avec les êtres qui te sont les plus chers. » et enfin Oedipe raportera les révélation qui lui avaient autrefois été faites à Jocaste : « je décidai de me rendre au sanctuaire d'Apollon. Ils me révélèrent que mon destin était de faire l'amour avec ma mère et d'avoir d'elle des enfants monstrueux ! Ils me révélèrent que mon destin était d'assassiner mon père. Sous le coup de telles prophéties, comment avoir le courage de retourner chez moi à Corinthe. ». Dans la pièce de théâtre du dramaturge grec, Oedipe rapporte l'oracle de la même façon dans l'épisode 2 (p39) : « Phoebus (Apollon) me renvoie. (…) mais non sans avoir en revanche prédit l'infortuné que j'étais le plus horrible, (…) j'entrerais au lit de ma mère, je ferais voir au monde une race monstrueuse, je serais l'assassin du père dont j'étais né ! ». C'est également le cas pour Tirésias qui engage des propos similaires : (épisode 1, p24) « Sans le savoir, tu vis dans un commerce infâme avec les plus proches des tiens, et sans te rendre compte du degré de misère où tu es parvenu ». Il s'agit dans les deux cas de la « douce parole de Zeus » , de la parole éternelle dont le choeur parle dans le parodos. Cette parole est sacrée en ce qu'elle rapporte les pensées divines. Cependant ces deux paroles ne doivent pas être confondues comme le fait Oedipe qui prend la parole des devins pour celle d'Apollon lui-même. Même si ces intermèdes avancent, comme Tirésias, qu'ils ne dépendent pas des tyrans de la terre « mais des dieux » et se placent sous le sceau d'une protection divine, rien n'assure l'exactitude de leur science divinatoire et donc de leur connexion privilégiée avec les véritables maîtres de la cité. En d'autres mots, la dimension sacré des lieux repose sur le contact avec les dieux, l'oracle, et donc de sa fiabilité.



Les lieux et la parole religieuse est sacrée tant qu'elle a une quelconque avec la divinité. Pourtant la dimension sacré et religieuse est remise en question dans les deux œuvres.



En effet, Sophocle fait douter ses personnages de la valeur de l'art divinatoire dans son œuvre et donc de son caractère sacré. Jocaste dit à Oedipe dans le deuxième épisode (p36) «que jamais créature humaine ne posséda rien de l'art de prédire. » Pareillement, dans le film de italien, elle affirme : « Aucun homme ne peut s’ériger en prophète (…). Tu vois bien comment les prophéties sont des mensonges. Si Dieu veut révéler ses intentions, il le fait clairement et sans intermédiaires». Dans le premier stasimon de la pièce de Sophocle, le choeur s'interroge sur ces mêmes pouvoirs (p29) : « un devin possède-t-il, lui, des dons supérieurs aux miens ? Rien ne l'atteste vraiment.». Et pourtant la dimension religieuse est chez Sophocle pleinement assumée comme le montre la multiplication des références aux divinités qui sont également celles vénérées au temps du dramaturge : « Zeus » (p29), « Athéna » (p17), « Bacchos » (p50) etc. Néanmoins cette hypothèse se voit contrecarrée par le dénouement qui révèle la véracité des prédictions et donc de leur caractère sacré. Les révélations finales du berger viennent confirmer les propos de Tirésias qui se révèlent vrais. Seulement alors, les prédictions vérifiées, la parole devient sacrée.

Cependant si la dimension religieuse vient s'allier avec le sacré dans l'oeuvre de Sophocle, ce n'est pas forcément le cas pour le film de Pasolini. En effet, dans le film de Pasolini la dimension religieuse n'est pas explicitement montrée. Outre le prologue et l'épilogue qui sont fidèles à la réalité, le film italien met en scène un univers onirique et intentionnellement hétéroclite, créé de multiples influences culturelles : chants roumains, paysages rougeoyants du Maroc etc. Cette diversité a pour but de ne pas rattacher l'oeuvre à une seule réalité pour valoriser sa dimension symbolique. Ainsi, Pasolini nous ouvre la porte d'un univers païen sans aucune intention religieuse. En clair, bien qu'il fasse apparaître des lieux et des paroles sacrées, il n'a pas de volonté purement religieuse mais seulement symbolique. Il n'évoque pas des dieux en particulier comme Sophocle, ou fonde ses images sur une religion unique mais créé un syncrétisme religieux pour se détacher de toute représentation préétablie. Peut-on pour autant parler de désacralisation chez Pasolini ? Même si Pasolini n'a pas d'intention religieuse, il créé du sacré dans les considération de ses personnages. Sacré qui ne peut être détaché du religieux qu'il embrasse.



Pour conclure, il faut rappeler que le sacré est par définition relatif au religieux. En reprenant des dieux existant dans les croyances polythéistes contemporaines, Sophocle confère à son œuvre une empreinte religieuse forte qui englobe avec elle tout un univers (pratique du sacrifice, vénérations, prières etc.) où le sacré a naturellement sa place. Pasolini, quant à lui, même sans pour autant vouloir mettre en avant une religion, s'attarde sur la condition de l'homme et ses rapports au divin qui passent évidemment par la considération du sacré. En clair, le sacré est indissociable du religieux dont il est justement issu.










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