De manière générale, le sacré
désigne ce qui est mis en dehors des choses ordinaires, banales, ou communes. Il
s'oppose essentiellement au profane et à l'utilitaire. Il renvoi à tout ce qui
est inaccessible, interdit, indisponible, mis hors du monde normal, et peut
être objet de dévotion et de peur. Le sacré est également à la base du
religieux, il en est son fondement. Dans les œuvres de Sophocle et de Pasolini,
le sacré prend deux tournures différentes. En effet, si dans la pièce d’Œdipe
Roi le sacré est étroitement lié au religieux, dans son film, Pasolini cherche
plutôt à s’en défaire. Ainsi, on pourrait se poser la question suivante, à
savoir si le sacré est-il réellement indissociable de la religion ?
Nous verrons dans un premier
temps, de quelle manière les deux œuvres mettent en avant cet aspect sacré du
mythe. Puis, dans un second temps, nous analyserons de manière comparative,
comment Pasolini arrive-t-il à se détacher du religieux, contrairement à
Sophocle.
Tout d’abord, les deux œuvres soulignent l’importance du
sacré dans la tragédie d’Œdipe. Chez Sophocle, le sacré est indissociable du
religieux certes, mais il impose tout de même sa place. En s’appuyant sur la
définition du sacré, c’est-à-dire « le sacré renvoi à tout ce qui est
inaccessible, interdit… » ; nous pouvons rattacher le sujet à celui
de l’inceste et du parricide. En effet, ces deux actes sont par nature
intolérés voire même interdits, mais font pourtant objet de dévotion pour l’un
et de peur pour l’autre ; tout comme est défini le sacré. Chez Sophocle, cet
aspect est plutôt bien souligné : « sache-le, c’est toi, c’est toi,
le criminel qui souille ce pays ! ». Nous remarquons bien que cette
dimension du sacré est interdite et provoque la peur. Chez Pasolini, un passage
du film témoigne assez bien de ceci : lorsque durant une scène d’amour
entre Jocaste et Œdipe, ce dernier dit « Mère ! », en plein
ébat amoureux. Nous avons alors à faire à une scène hors du commun, allant à
l’encontre de la banalité, ce qui rend compte de cette aspect sacré de
l’histoire. De plus, dans le théâtre de l’Antiquité, les acteurs portaient des
masques. Cela facilitait l’identification des personnages mais aussi permettait
le changement des acteurs. Il serait aussi possible d’en donner une nouvelle
interprétation : ces masques ont également une connotation sacrée
puisqu’ils cachaient les visages des acteurs, et ainsi, les spectateurs
pouvaient donner au personnage le visage qu’ils s’imaginaient. Ils variaient
aussi, en fonction du type de théâtre qui était joué : s’il s’agissait
d’une tragédie, d’un drame satyrique ou bien d’une pièce comique. De ce fait,
non seulement ces maques de spectacle, grâce à leur diversité et originalité étaient
tout sauf ordinaires ; mais aussi, du fait qu’ils cachaient les visages
des acteurs, les spectateurs ne figeaient pas le visage du personnage sur celui
de l’acteur et ainsi lui laissait une sorte de liberté à s’éloigner du monde
normal. Dans le film de Pasolini, on retrouve également des masques, mais cette
fois-ci pour l’oracle de Delphes qui porte un masque africain. Ici aussi on
pourrait l’interpréter de la même manière, mais le fait qu’il s’agisse d’un
personnage sacré accentue encore plus cette analyse. Egalement chez Pasolini,
un autre objet qui serait caractérisé comme sacré serait la flûte. En effet, la
flûte qui a remplacé le Chœur chez Pasolini était l’objet du messager Angelo (ce
qui veut dire « Ange »), et qui a été donné à Œdipe. Ainsi, cet objet
est lui aussi symbole du sacré présent chez Pasolini.
Ensuite, il est intéressant de comparer les deux œuvres de
telle sorte à faire ressortir la présence de l’aspect religieux chez l’une, et
de son absence chez l’autre. Tout d’abord, la tragédie s’enracine dans les
cérémonies liées au culte de Dionysos appelées les « Dionysies », au
cours desquelles des immolations de boucs et des chants lyriques étaient
pratiqués en l’honneur du dieu. De ce fait, le théâtre tragique apporte un
rituel sacré lié au culte des dieux.
Chez Sophocle, cette dimension divine est constamment
présente et est indissociable du sacré. En effet, dans le proskenium (espace où
jouent les acteurs), est un lieu d’hybris, de démesure puisqu’il s’agit du lieu
où généralement, les personnages s’expriment sans limites. Pour exemple, Œdipe
se permet des paroles comme s’il était l’égal des dieux. Dans la pièce, lors de
son conflit avec Tirésias, il se permet de remettre en question ses dons et de
lui faire injure. De cette façon, Œdipe s’en prend directement au dieu Apollon
ou « Loxias » comme l’a évoqué Tirésias, avec crainte et respect.
Ainsi, Œdipe tout comme Jocaste, sont symboles de l’hybris qui est synonyme de
péché et de démesure puisqu’ils remettent en question la parole divine et
s’imaginent être égaux aux dieux. De plus, dans l’Exodos, le messager affirme
que le palais (ce qui correspond à la Skéné) est le lieu de toutes les horreurs
et de la profanation ; ce qui est interdit : avec l’inceste et le
parricide. Par contre, l’Orchestra désigne le lieu où la volonté divine est
honorée et n’est jamais transgressée.
Cependant, chez Pasolini, on remarque que la
représentation du sacré est peu valorisée. En effet, dans son film, Pasolini
minimise la représentation de l’oracle de Delphes par rapport à la pièce de
Sophocle. La Pythie est présentée de manière très péjorative : elle est d’abord
destituée de son temple et se retrouve sous un arbre. A la place de feuilles de
laurier, elle se goinfre de riz et s’esclaffe d’un rire effrayant et sadique.
De plus, on remarque que le Chœur - personnage particulièrement important dans
les pièces de théâtre – n’apparaît pas chez Pasolini. Il lui a changé de forme.
On le retrouve dans des chants à connotation antique, dans une langue que l’on
ne comprend pas. Tous ces éléments sont autant d’indices qui montrent que Pasolini a souhaité
dénaturaliser l’aspect sacré du mythe pour mieux l’adapter à son époque
contemporaine, et supprimer la dimension religieuse de la tragédie de Sophocle.
Pour conclure, il est important de souligner la présence
sacrée dans les œuvres de Sophocle et de Pasolini. Bien que chez l’un, elle soit
indissociable du religieux - plus précisément chez Sophocle - dans le film de
Pasolini, ce-dernier a souhaité la dévaloriser par de multiples modifications.
Lauren C.
Des analyses fines et pertinentes ! Bravo ! Poursuivez ainsi !
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