Dans l’Antiquité grecque, la
Peste était connue sous une identité différente de celle qu’elle possède
aujourd’hui. Non pas définie comme une maladie incurable mais plutôt comme un
évènement catastrophique, frappant une cité entière, le terme de
« peste » était plutôt allié à un phénomène socio-culturel voire même
religieux. Dans le théâtre grec, l’allégorie de la Peste est, comme il a été
dit plus tôt, l’expression d’un malheur accablant. Si chez Sophocle la peste désigne uniquement cette
forme de malheur imposé par les dieux, chez Pasolini, elle désigne également
celui du terme modernisé, qui est la maladie telle que nous la
connaissons.
Ainsi, on pourrait se
demander : quelles sont les fonctions qu’occupent la peste dans la pièce
de Sophocle et le film de Pasolini ?
Nous verrons dans un premier
temps en quoi la peste, dans les deux œuvres, représente-t-elle le moteur
narratif qui installe le tragique. Dans un second temps, nous étudierons en
quoi est-elle un lien logique permettant de montrer les relations entre les
hommes et les dieux. Et enfin, nous nous demanderons comment la peste peut-elle
se définir comme la métaphore d’Œdipe.
Tout d’abord, la peste représente
chez Sophocle et Pasolini un moteur narratif qui installe le tragique. Chez
Sophocle, le prologue s’ouvre sur cette malédiction qui accable le peuple. En
effet, il met en scène le prêtre du temple d’Apollon avec de jeunes élèves
demandant à Œdipe de soigner la ville de ce qui la souille. « Une déesse
porte-torche, déesse affreuse entre toutes, la Peste, s’est abattue sur
nous », voici les paroles du prêtre qui annoncent les imprécations qui
s’abattent sur Thèbes. A travers le terme « porte-torche » nous
comprenons que la Peste a une fonction bien déterminée, celle de faire tomber
le voile sur toute obscurité et mettre en lumière, la vérité. Cette vérité,
nous la comprenons, est bien celle de la prophétie d’Œdipe qui sera annoncée
plus tard. Dans son film « Edipo Rei », Pasolini représente la peste
de manière très crue. Cette scène débute à la 53e minute du film,
suite à la victoire d’Œdipe sur la Sphinge puis, après son mariage avec la
reine Jocaste. La transition entre les deux scènes étant très violent et
hachée, nous spectateurs, vivons ce passage vers la scène de la peste de
manière particulièrement horrifiante et répugnante. En effet, Pasolini oppose
la scène de la première nuit d’amour (action déroulée le soir) entre Œdipe et
Jocaste à celle de la maladie qui ravage les corps de la ville (action déroulée
en plein jour) ; cela accentue l’horreur de cette-dernière et montre le
passage ombre-clarté comme celui de l’ignorance vers la vérité. Le film
fait donc écho à la pièce.
De plus, dans l’Antiquité, cette
vision de la peste se manifeste dans trois systèmes : chez l’humain, chez l’animal
et le végétal. Il entraîne le déclin de toute vie, et par la stérilité,
interdit tout renouvellement de la vie par la naissance. C’est ainsi que
Sophocle les traduit en donnant le nom de « peste ». Ainsi, dans sa
pièce, Sophocle décrit un monde bouleversé par ce fléau, à travers la
description que fait le chœur dans la parodos : « Tout mon peuple est
en plie au fléau... ». De ce fait, la Peste dans la pièce nous annonce dès le
prologue, le dénouement tragique de l’histoire.
Ensuite, la peste est également
un moyen de relier les dieux aux hommes. C’est par ce biais que tout d’abord,
le destin tragique d’Œdipe sera annoncé. En effet, le prologue s’ouvre avec la
maladie qui dévore la ville, suivie d’une atmosphère solennellement religieuse.
Les didascalies à la page 11 le prouvent : « Un groupe
d’enfants », « chacun d’eux a en main un rameau d’olivier »,
« le prêtre de Zeus ». Elles permettent de poser un ton sur
l’ambiance du prologue, et montrer dès le début la présence pesante des dieux
sur le malheur des hommes. Cette présence est également signifiée par la parole
du prêtre qui annonce les conditions tragiques dans lesquelles vivent les
Thébains, à travers a voix résonne celles divines : « Découvre pour
nous un secours. Que la voix d’un dieu te l’enseigne ou qu’un mortel t’en
instruise, n’importe ! ». On comprend, après cette phrase, qu’à la
fois un mortel et un dieu (à travers les oracles) auront raison d’Œdipe et lui
apprendront la vérité.
Dans le film de Pasolini, lui-même
se représente religieux, en prenant le rôle du prête qui demande à son roi,
comme dans la pièce, de délivrer la ville de la malédiction. Pasolini incarne
alors la divinité, et instaure l’échange entre lui (le prêtre) et le roi Œdipe.
Cette scène se joue, de plus, au pied des marches du palais ce qui renvoie
également à la pièce de Sophocle. De plus, les chants des femmes dans la scène
du cortège funéraire (1h00min) conduisant les cadavres au bûcher, formulent une
connotation religieuse voire divine, puisqu’ils renvoient, aux chants des
femmes dans l’Antiquité, lors des obsèques de morts. En effet, ces chants
étaient des sortes d’appels, de prières aux dieux. Enfin, à la 53e
minute, Pasolini filme des vautours en contre-plongée. Ils rôdent au-dessus des
cadavres, prêts à les dévorer. Cela représente à la fois la souillure de la
ville (Œdipe) mais aussi le malheur qui pèse sur ses habitants avec leur mort.
En effet, ces vautours nous donnent une impression de menace mais aussi
d’infériorité. Les voyant voler dans le ciel, nous avons un renvoi à la
dimension divine : celle des dieux qui ont « jeté un sort » sur
la ville.
Enfin, la peste dans les deux
œuvres se définit comme étant la métaphore d’Œdipe lui-même. Elle représente le
malheur que les dieux infligent à Thèbes. Mais pourquoi cela ? Cette punition
n’est dédiée à personne d’autre qu’à Œdipe lui-même et représente à la fois ce
qu’il est. Plus précisément, la peste est une maladie, une souillure mais aussi
une malédiction jetée par les dieux. Œdipe incarne en lui-même cette souillure,
voilà pourquoi il n’est pas touché par la maladie car il la porte en lui, il la
génère : il s’agit de son destin, le parricide (tuer son père) et
l’inceste (coucher avec sa mère). Dans la pièce de Sophocle, on retrouve cette
métaphore d’Œdipe : « Chasser la souillure qui nourrit ce pays et de ne
pas l’y laisser croître jusqu’à ce qu’elle soit incurable ». Ici même le
destin du roi est annoncé. Nous analysons dans ces paroles ce qui va exactement
se produire : Œdipe va s’exiler de la ville pour ne pas laisser se développer
cette souillure qui est en lui, la souillure de l’inceste. Comment
pourrait-elle se développer comme l’évoque la citation ? C’est bien à
travers le ménage interdit entre Jocaste et Œdipe qu’elle pourrait évoluer :
la procréation d’enfants provenant à la fois d’une mère et d’un père, mais qui
est aussi un frère.
De plus, on remarque cette
métaphore d’Œdipe par la peste, dans le film de Pasolini également. Dans
« Edipo Re », la tragédie de Sophocle est reprise à partir de la 53e
minute, avec la peste qui ravage la cité. Elle s’annonce par un cut très brutal
entre la scène précédente et celle-ci. Pasolini film alors, en gros plan, des
cadavres abandonnés morts de la peste. Ici, il vise à montrer l’atrocité de la
scène et du fléau qui s’attarde sur Thèbes. Après cela, un plan de
demi-ensemble élargit la vision à un bébé nu, à côté d’un corps. Etrangement,
parmi tous ces thébains, il est le seul encore resté en vie ; la peste ne
l’a pas touché. En effet, nous pouvons faire le lien avec Œdipe qui lui aussi a
l’air immunisé de la maladie. Ce bébé pleure, il réclame sa mère. Encore un
rappel à Œdipe, mais qui est cette fois-ci un clin d’œil à Freud avec le complexe
d’Œdipe : Pasolini tente à nous montrer le lien mère-fils qui est
incontestable. Serait-ce une universalisation de la théorie de Freud que
Pasolini affiche ici ? On pourrait se dire que Pasolini a souhaité
expliquer que tous les enfants du monde vivent ce complexe, et dans le même
cas, il s’y inclut.
Pour conclure, la peste chez
Sophocle et Pasolini est un élément particulièrement important de l’histoire.
Il est un lien directeur puisque tout d’abord, le tragique s’installe avec la
peste dans les deux œuvres. Elle permet également de connecter la dimension
divine à la dimension humaine et ainsi de faire le lien avec le destin d’Œdipe
affligé par les dieux. Enfin, la peste est une métaphore d’Œdipe puisque l’on
crée un parallèle entre la maladie et la souillure incestueuse dont il est au
cœur de l’histoire.
Lauren C.
C'est un excellent travail ! Bravo !!!
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