vendredi 2 décembre 2016

Le chœur, personnage collectif élémentaire à la tragédie, apparaît différemment dans la pièce de Sophocle et dans le film de Pasolini Edipo Re. Si le chœur est clairement présent dans l'œuvre de Sophocle, sa présence dans le film italien est plus subtile. Nous nous demanderons quel rôle joue le chœur dans la pièce Oedipe roi de Sophocle et comment Pasolini transpose la présence de ce chœur théâtral dans son film. En clair, nous comparerons le traitement du chœur dans le deux œuvres.


Afin de reconnaître le chœur dans le deux œuvres, il faut tout d'abord prendre le soin de comprendre ce statut pour reconnaître les caractéristiques partagées du chœur dans ces deux œuvres. Le chœur est un groupement de personnages, 15 choreutes dans les tragédies grecques, qui sont à la fois externes et internes au spectacle. Nous pouvons dire que le chœur est externe dans la mesure où il se situe comme le spectateur en tant qu'observateur de l'action. Néanmoins, le chœur prend part dans l'action, influence le spectacle qu'il interroge et c'est pour cela qu'on peut le considérer comme interne. Face à la démesure qui est jouée, le chœur incarne la mesure, il est l'œil de l'action jouée, apparaît comme une conscience régulatrice, une présence morale. Il exprime les interrogations que le spectateur a ou devrait avoir. Cependant, il n'est pas à confondre avec le spectateur. On peut en revanche attribuer au chœur une fonction de délégué du spectateur. En effet, le chœur peut prendre part à l'histoire mais surtout intervenir grâce au choryphée comme dans la pièce de Sophocle lors du conflit entre Créon et Oedipe: (p33,  deuxième épisode) "Ô princes, arrêtez!". Grâce à l'aide de Jocaste, le chœur dans la pièce de Sophocle, réussit à mettre un terme à l'altercation entre Le roi et son beau-frère. Le chœur contrairement au spectateur a donc le pouvoir d'agir sur le monde dont il fait partie. De la même façon, comme nous le verrons plus tard, le chœur de Pasolini  s'adresse à Oedipe.  Le choeur incarne donc l'opinion publique, en d'autres termes, le peuple. 

Or, le peuple est essentiel à la politique au Vème siècle avant J.-C. A l'origine, le choeur est constitué de l'élite masculine de la Cité et représente souvent des assemblées de vieillards ou de jeunes filles. Athènes est le berceau de la démocratie primitive créé par le peuple et pour le peuple qui se révoltait contre les familles nobles qui détenaient le pouvoir. Une démocratie directe, sans représentants, se met en place. Le peuple est souverain et applique son pouvoir législatif par une assemblée du peuple, l'Ecclésia. Étymologiquement, la démocratie signifie que le peuple (demos) a le pouvoir (kratos). L'idée vient d'utiliser la tragoedia pour communiquer avec le peuple grâce à un concours d'auteurs (les grandes Dyonisies et les Lénéennes). La tragédie de Sophocle reprend ce schéma démocratique. Oedipe est le tyrannos, un animateur placé à la tête de l'Etat, le choeur est comme dans le film de Pasolini interprété par un conseil de magistrats qui peut être assimilé à la Boulè elle-même composée de vieux sages de la cité. Le pouvoir d'Oedipe n'est donc pas suprême mais il agit en faveur du peuple qui lui cède sa confiance. Le tyrannos est élu par acclamations, d'emblée nous pouvons nous rapporter à "l'élection" d'Oedipe dans les deux oeuvres. Dans le film de Pasolini, dès qu'Oedipe tue la Pythie, la foule l'acclame, des chants se font entendre. "L'élection" d'Oedipe dans l'oeuvre de Sophocle se présente selon son sens premier d'élection, comme un choix, un choix divin. Dans le premier stasimon (p29), le choeur s'exprime ainsi: "la Vierge ailée un jour s'en prit à lui, (...) il prouva alors et sa sagesse et son amour pour Thèbes. Et c'est pourquoi jamais mon coeur lui imputera un crime". L'opinion publique, du choeur, est donc importante. C'est pour cela qu'Oedipe agit en fonction de celui-ci dans les deux oeuvres, en exprimant ses mesures contre la peste publiquement dans la pièce de Sophocle (1er épisode) et recueillant la demande du conseil de magistrats au seuil de son palais, dans le film italien. Il y a donc un jeu entre le monde extérieur, le monde publique et l'intime, l'intérieur du palais, qui se met en oeuvre permettant l'ignorance du choeur qui suit le déroulement de l'enquête pas à pas. 

Dans la pièce de Sophocle, le choeur est indiqué clairement dans les intermèdes chorales et intervient par le coryphée dans les épisodes créant ainsi un dialogue entre les sujets de l'action et le peuple. Ainsi, on voit le choryphée et le chœur répondre à Oedipe au sujet de Créon dans le premier épisode de la pièce de Sophocle : (p34) "OEDIPE: Alors que dois-je t'accorder? LE CHŒUR: Respecte ici un homme qui jamais ne fut fou, et qu'aujourd'hui son serment rend sacré. OEDIPE: Mais sais-tu bien ce que tu souhaites? LE CORYPHEE: Je le sais.". Dans le film de Pasolini cette scène est très fidèle à la pièce de Sophocle. Le cortège de notables  accompagne Créon mais, contrairement à la pièce de théâtre, n'intervient pas. Cela ne veut pas dire que
 le chœur est muet chez Pasolini. Au contraire, il s'exprime en groupe par des chants ou à travers un sorte de rapporteur, de copryphée, qui se détache du groupe comme le grand prêtre interprété par Pasolini lui-même. Le choeur joue à la fois un rôle dramatique et s'inscrit dans une perspective artistique par la musique et les chants qu'il apporte à la pièce. Dans le film de Pasolini, on peut identifier le choeur dans les attroupements de personnages, dans la foule. Lorsque Le fils de la fortune est apporté par le berger aux rois de Corinthe, la foule l'acclame, chante et des sons de trompes remplissent l'atmosphère. Ce choeur étranger à Thèbes, exprime son approbation, sa joie, se réjouit de cette nouvelle venue. De même, lorsqu'Oedipe assiste à un mariage lors de sa longue errance, une musique populaire et des chants roumains jaillissent. Le choeur s'exprime par la musique qui rassemble et interprète des chants de plaintes (pleurs de bébé et chants exprimant la souffrance du peuple, 53:11) et dans la pièce de Sophocle, des louanges aux dieux. A Delphes, dans le film italien, la foule s'installe autour de la Pythie. C'est peut-être la vénération, la croyance, l'attente de l'oracle, en d'autres termes l'attachement à leurs dieux, à leur religion que Pasolini exprime à la place des louanges de Sophocle à "Zeus"(p28), à "Artémis" (p18), à "Bacchos"(p18) le dieu de la cité et du théâtre. 

Or, lorsque l'oracle lui est donné par la Pythie, au retour, la foule jette des regards accusateurs sur Oedipe. Cette foule qui reprend l'image du chœur, juge Oedipe et l'oppresse comme marque divine qu'évoque la forte lumière. Toujours dans le film de Pasolini, le chœur s'installe au pied et autour du palais. Il ne peut juger ce qui se déroule dans la sphère intime tant que ce qui se passe n'est pas fait public. Le chœur qui voit ce qui se passe, comme la déclaration de Tirésias dans les deux œuvres, juge. Dans le premier stasimon de la pièce de Sophocle, le chœur vient à douter du savoir de Tirésias: (p29) "Mais, si Zeus et si Apollon sont sans doute clairvoyants et s'ils sont bien instruits du destin des motels, parmi les hommes en revanche, un devin possède-t-il, lui, des dons supérieurs aux miens? ". Lorsque Jocaste va prier entourée d'une assemblée de personnes dans le film de Pasolini, elle parle d'Oedipe et non pas au nom d'Oedipe. Elle se présente du côté du chœur comme acteur externe  qui voit et qui juge ce qui se passe. Le chœur témoigne de l'attachement religieux du peuple et soutient également ses valeurs morales. Ainsi il établit ce qui est socialement acceptable et ce qui ne l'est pas et cela dans les deux œuvres. Dans le film de Pasolini, le jugement final paraît être donné par la foule qui regarde avec horreur Oedipe, criminel aveugle, sortir du palais. Dans l'épilogue du film, Oedipe, montré comme un marginal, est regardé de loin. Personne ne s'approche de lui pour lui donner une monnaie, il n'existe presque pas aux yeux des passants qui ne le considèrent pas. La sortie de la scène publique est synonyme de mort aux yeux du chœur qui ne chante plus. Dans la pièce de Sophocle, le chœur donne aussi le jugement final à la dernière réplique de la pièce. Celle-ci prononcée par le choryphée transmet la morale à retenir: l'homme doit être prudent car le sort commandé par les dieux tout-puissants peut être jeté à tout moment. 

Enfin, le chœur installé dans l'orchestre dans l'œuvre de Sophocle se situe entre les acteurs et les spectateurs. Cette place est symbolique car le chœur peut être vu comme l'image des spectateurs, de l'opinion publique dans l'histoire. Dans la film de Pasolini, ce "personnage collectif" est représenté par des attroupements de personnes qui expriment par des chants, la joie ou la douleur du peuple mais également par des rapporteurs qui peuvent s'apparenter à des choreutes, qui rapportent la pensée du peuple en s'exprimant directement avec les autres acteurs. Le chœur joue un rôle dramatique en participant à l'avancée de l'histoire, un rôle religieux et vénérant certains dieux, un rôle artistique par la dimension musicale qu'il apporte et également un rôle moralisateur par le jugement constant de l'action qui s'adresse en réalité au public. La tragédie tenant ses racines de la Grèce antique et étant un événement public de rassemblement, accorde bien évidemment de l'importance au peuple et donc au chœur qui fait vivre la cité où se déroule l'action. 


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