dimanche 11 décembre 2016

Le sacré est-il indissociable de la religion ?

SOPHOCLE
PASOLINI



A la question le sacré est-il indissociable de la religion on peut-être tenté de répondre par l'affirmative puisque la religion découle de la divinité et que le sacré permet aux hommes d'établir un lien avec cette divinité. Mais avant tout essayons de délimiter la notion de sacré. Le sacré est ce qui permet à l'homme d'entrer spirituellement en contact avec les dieux et de faire grandir sa dévotion pour sa religion. Le sacré est le contraire du profane, il va donner à des objets qui dans notre quotidien paraissent banales, une valeur inestimable et de ce fait leurs enlever leurs dimensions utilitaires. Prenons l'exemple du calice ou du Graal connu pour sa sainteté et avoir recueilli le sang du Christ, mais cela n’empêche pas moins qu'il remplit le même usage qu'un vase ou verre profane. Dans un autre sens le sacré peut en plus d’être un objet de dévotion, devenir par la même occasion un objet de peur car considéré comme inaccessible, interdit ou inviolable par peur d'un châtiment divin.


Retenons alors que si le sacré est dissociable du religieux, il n'en est pas moins le fondement du religieux. Sophocle et Pasolini vont attester de ces liens avec le sacré à travers leurs œuvres respectives. Mais avant de nous référer aux deux œuvres du programme, on se penchera d'abord sur les origines religieuses de la tragédie. Dans la question sur le chœur, on avait pu voir que les origines religieuses de la tragédie et du théâtre étaient liées aux Grandes Dionysies de la cité athénienne consacrées au culte du dieu Dionysos considéré comme le patron des grands festival d'art dramatique. Alors il va sans dire que la tragédie grecque offre aux spectateurs un sacré ritualisé: un culte des dieux.


Tout d'abord nous avons chez Sophocle une dimension du sacré indissociable de la religion accentué par la crainte des dieux par les hommes. En effet ces derniers sont sans pitié face à l'entendement humain. Selon le dramaturge il fallait renoncer à comprendre les décisions des dieux sans pour autant sombrer dans l’impiété tel était sa conception de la tragédie. On retiendra aussi que Sophocle était de son temps considéré comme un homme profondément pieux et il dira lui même que: "Les hommes n'ont pas à comprendre, mais à adorer." Sauf que les hommes sont pour la plupart des êtres fragiles et ignorant qui se laissent submerger par l'orgueil et l'hybris. Pourtant le Ve siècle athénien marqué par sa démocratie et sa notion de citoyenneté tente d'inculquer aux hommes la tempérance, la tolérance, la mesure et la conscience de ses limites face au bon vouloir des dieux. Ce qui emmène à la conclusion qu'il faut faire confiance aux dieux aveuglément puisque l'entendement humain est sans commune mesure avec les dieux.

Le ressort tragique découle de la crainte des dieux. Le devin Tirésias détenteur de la vérité s'abstient dans un premier temps de la délivrer arguant du fait que les dieux sauront révéler leur volonté en temps voulu: "Les malheurs viendront bien seuls: peu importe que je me taise et cherche à te les cacher !" - Tirésias dans le Premier Episode, page 23. Par la suite, Œdipe accusera le devin d’être à la solde de Créon et celui-ci lui répondra: "Je ne suis pas à tes ordres, je suis à ceux de Loxias; je n'aurai pas dès lors à réclamer le patronage de Créon" - Premier Episode, page 26. Lui révélant ainsi le surnom d’Apollon, "l'oblique" du à ses oracles ambigus car pour lui le don de prédire est d'autant plus un défi, qu'un art. Tout ceci témoigne de la conscience de Tirésias de n’être qu'un intermédiaire impuissant face à la volonté des dieux. A travers la confrontation entre le devin et Œdipe on peut lire une opposition entre l'hybris du héros et la mesure, la tempérance de Tirésias. Cependant ce n'est pas le seul personnage exemplaire puisque le chœur remplit lui aussi un modèle exemplaire. Comme dit dans mon travail sur le question du chœur, il remplit un rôle d'instance modératrice. Dans le Premier Stasimon, il est partagé entre le conflit de Tirésias et Œdipe mais il s'abstiendra de trancher entre les deux personnages car dans un cas comme l'autre il remettrait en cause les dieux. Puis dans le Deuxième Stasimon le chœur est indigné face à la démesure dont Jocaste fait preuve.



Toutefois, si on a chez Sophocle une notion du sacré indissociable de la religion, chez le cinéaste Pasolini on distingue une dissociation du religieux. Lorsque l'on s'amuse à comparer la pièce de Sophocle et son adaptation cinématographique on remarque que Pasolini a fait du sacré une représentation dégradée: Le chœur devient subjectif, il est remplacé par des chants roumains, un groupe de femmes, d'enfants. Désacralisation de l'oracle de Delphes qui apparaît à l'écran sans son temple monumental. Quant à la Sphinge il décide de la masculiniser et ne s’inspire guère des représentations picturales que les peintres symbolistes ont popularisé. Fidèle à ses choix de mise en scène, il imagine un personnage composite, sorte de sorcier océanien au masque de raphia et de coquillages assis sur le sommet d'une montagne isolée. A cela s'ajoute les théories freudiennes qui viennent se substituer à la tradition mythique du monstre invincible envoyé par les dieux. Pour ce qui est du devin Tirésias, il ne se réclame plus le serviteur de Loxias mais plutôt comme un mendiant aveugle et errant.

On constate alors que à travers son film, notre cinéaste fait une critique de la civilisation moderne qui a perdu le sens du sacré bafoué par des valeurs immorales et individualistes. Il va organiser une forme de persistance du sacré chez l'homme moderne en reprenant certains motifs sacrés: Le pré, un lieu saint, sanctifié par l'image mère-enfant dans sa plénitude (scène de l'allaitement, du jeu et du bébé sur la natte). Dans l'extrait du document donné en classe sur les réceptions critiques, Pierre BILLARD dit dans L'Œdipe de Pasolini n'a pas de complexe que "Pasolini s'est bien gardé des facilités du modernisme. Son film se situe dans une Antiquité purement poétique dont chaque élément... concourent à dresser le décor de la plus noble et de la plus sauvage des Barbaries." Selon Pasolini, les procédés techniques qui font le cinéma de poésie contribuent à réenchanter le monde en révélant sa dimension sacrée. Il cherche à réinventer le monde en lui restituant ce degrés d’innocence primitive perdue dans nos sociétés modernes: Création de cadre imaginaire, de décors, de costumes et de masques appartenant à différentes cultures primitives. Et toute cette imagination, correspondrait à un équivalent des temps mythiques, une pré-histoire où pourrait se donner à voir et à sentir la présence du sacré dans le monde qui nous entoure. A ce sujet, Jean-Louis BORY  dira dans Oedipe Roi par Pier Paolo Pasolini que "La Grèce antique de Pasolini rayonne de sauvagerie arabe et nègre...D'autant que le syncrétisme Grèce-Afrique, Pasolini le place sous le signe de cette Fatalité primitive que le mektoub islamique signifie autant que l'anankê grec."



Ainsi, nous pouvons en conclure que le sacré est présent dans les deux œuvres du programme mais chacun des deux auteurs vont lui attribuer une dimension toute particulière. Car si Sophocle se rapporte à la crainte des dieux et à la démesure des hommes pour faire part de la notion du sacré indissociable de la religion, Pasolini lui se réapproprie cette notion par une dissociation du sacré face au religieux à travers une représentation dégradée du sacré et une critique de la civilisation moderne. Le sacré est donc un élément qui contribue à confirmer la portée résolument universelle du mythe.




Ruddy LIMA EVORA

1 commentaire:

  1. Des analyses pertinentes, avec des références très précises aux deux oevres. Mais il aurait fallu inscrire l'analyse des deux oeuvres dans une démarche davantage comparative.

    Bravo ! Poursuivez ainsi ! :)

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