samedi 4 mars 2017

Portrait chinois de Ruddy



Les Tricheurs de Caravage est une huile sur toile de 94 x 131 cm qui est à ce jour exposé au musée d’art Kimbell à Forth Worth aux Etats-Unis. Pour la petite histoire, Michelangelo Merisi da Carvaggio dit en français Le Caravage, est l’un des maitres incontestable du baroque italien. Pénétré de foi chrétienne, cet artiste est connu et apprécié de ses scènes religieuses et historiques traditionnelles. Mais si il plait dans la bonne société de son époque c’est parce-que en dehors de ses tableaux religieux et profanes, il s’adonne à des scènes d’un nouveau type : les scènes de genre qui sont des touchantes représentations de la vie sociale de son temps dont Les Tricheurs sont le parfait exemple.
Si on se concentre un peu mieux sur le tableau, il s’agit d’une scène relativement banale montrant un groupe de trois hommes qui jouent aux cartes. Mais cette vision du quotidien est plus profonde et ambigüe si on prend la peine de l’observer attentivement. Il est facile de voir que ce groupe se divise en deux : le jeune homme et les deux complices. Cette division s’opère dans les détails et les attitudes. Le jeune noble à la posture mesuré s’oppose aux deux tricheurs qui mènent une vie de misère comme le laisse suggérer le gant troué du plus vieux, dangereuse comme le montre la dague du plus jeune. Les deux complices tentent de soutirer de l’argent au jeune noble comme le montre la coupelle vide sur la table. De plus le plus jeune compère cache dans son dos la carte avec le chiffre du diable : le numéro 6. Derrière tout ça se cache un message de moral puisque pour peindre des scènes du quotidien il fallait qu’elle donne une leçon hautement louable.

Tant d’éléments ci-présents dans ce tableau qui rejoignent certaines thématiques des Faux-monnayeurs, comme l’argent, le diable, les fausses valeurs, le mensonge ou encore les faux semblants. Tant de vices et de symboliques qui se côtoient dans le monde des faux-monnayeurs, ce qui en fait un portrait chinois idéal. L’argent a tendance à être bien souvent représenté comme le symbole de nos relations sociales et n’est-ce pas le cas ? Dans son roman, André Gide se sert du concept de «l’argent » pour en expliquer toute l’étymologie. Pour ne pas dire le nerf de la guerre, l’argent est un nerf de la société et il peut se présenter sous différentes formes. La fausse monnaie est un moyen de désigner l’hypocrisie d’une société qui repose sur une fraude morale, sentimentale, psychologique. Chacun en cherchant à paraître ce qu’il n’est pas, veut donner le change à autrui. Tout, autour des personnages, devient relatif : c’est la dévalorisation, l’inflation, les idées de change, bref c’est la société ! Une société qui bizarrement ressemble beaucoup à la notre. Peut-on alors parler d’une œuvre visionnaire toujours d’actualité ? A mon sens bien évidemment que oui.

Mais cela est sans compter les fausses valeurs  qui sont elles aussi présentes chez les faux-monnayeurs. Que peut-on faire dans un monde où les valeurs traditionnelles sont niées, où l’on ne peut différencier le vrai du faux ? La référence obsédante à l’argent qui se traduit dans le roman par la circulation des fausses pièces d’or renvoie symboliquement à la crise des valeurs philosophiques, éthiques et esthétiques. La révolte contre la famille en montrant le mensonge, l’adultère, la morale religieuse avec les Vedel qui finalement entraîne la démythification des sentiments. Quant à la quête de l’amitié, elle anime les personnages des Faux-monnayeurs afin de se libérer des liens du sang et de contester l’ordre naturel et social, c’est l’éthique de l’amitié face aux valeurs. La justice est partiale, la famille et le mariage ne sont que tromperie et mensonge, l’éducation ressemble aux murs de l’institut (défraîchis), la religion se réduit à des pratiques dépourvues de sens et les gens passent le plus de temps à se mentir et à mentir aux autres.

Tel est le monde des Faux-monnayeurs, un monde où il est courant d’écouter aux portes et de rapporter ensuite ce qu’on a surpris. Un monde où l’abondance du mensonge et des faux semblants semble les seules valeurs valables, un monde où l’on ne serait capable de différencier l’authentique du falsifié. A l’instar de Da Carvaggio, André Gide nous plonge dans un univers de tricheurs qui ne se contente pas seulement de tricher dans le jeu mais de tricher avec les sentiments, avec l’argent, avec la famille, avec les amis, avec eux-mêmes. Et si alors aux premiers abords le titre parait trompeur et même n’avoir aucun lien avec le livre, les faux-monnayeurs, loin d’être absent du roman sont partout présents…


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