samedi 25 mars 2017

"Le point invisible autour duquel tout graviterait..."

Dans le journal des Faux-Monnayeurs (2e cahier), André Gide écrit vouloir "sortir le roman de son ornière réaliste". C’est pour cela que dès la quatrième phrase du roman il glisse «un élément fantastique et surnaturel, qui autorise par la suite certains écarts du récit, certaines irréalités". De fait, cet élément est la première référence au «démon». André Gide confère une dimension métaphysique à son œuvre en multipliant les références au diable et, par opposition, aux anges. Selon lui le thème de l’ange et du diable "pourrait bien devenir le sujet central du livre, c'est-à-dire le point invisible autour duquel tout graviterait...". Nous nous demanderons comment le thème de l'ange et du diable apparaît dans l’œuvre de Gide.

André Gide souhaite qu’un personnage circule (JFM) «incognito à travers tout le livre et dont la réalité s'affirmerait d'autant plus qu'on croirait moins en lui». Selon lui, c’est le propre du diable. En effet, comme l’explique le traité de la non existence du diable: «Plus on le nie, plus on lui donne de réalité. Le diable s'affirme dans la négation". Tout ce qui n’est pas contrôlé, la part de hasard, les détails que l’on ne prévoit pas, tombent dans les griffes du diable et définissent notre vie. Le personnage de Vincent vient illustrer ce traité qu’André Gide note dans le journal des Faux-Monnayeurs. En effet, Vincent nie le diable, mais ce faisant il lui permet de s’affirmer en lui comme le montre l’extrait suivant (1e partie, chap. XVI): "la culture positive de Vincent le retenait de croire au surnaturel; ce qui donnait au démon de grands avantages [...] A partir de quoi, l’être qui se croit le plus libre, n’est plus qu’un instrument à son [démon] service». Parce que Vincent est pragmatique il est une proie facile. Il ne voit pas de caractère diabolique évoluer en lui. La décadence de Vincent est progressive et atteint son point culminant lorsqu’il arrive chez Alexandre Vedel en Afrique. Grâce à la lettre qu’Armand reçoit de son frère, le lecteur apprend que Vincent finit par (3e partie, chap. XVI) « se croi[re] le diable lui-même ».  Le diable a prit possession de lui et se manifeste dans sa folie. Le lecteur apprend également que Vincent « parle sans cesse de mains coupées ». Cette référence, directement extraite du récit d’un naufrage que lui a été fait par Lady Griffith, suggère que Vincent a été traumatisé par ces images qui lui reviennent sans cesse et qu’elles le pervertissent.
En effet, l’entreprise du diable est de faire naître la tentation pour influencer, pour pervertir ses victimes. Dans le deuxième chapitre de la première partie, Oscar Molinier fait l’état des lieux d’une enquête scandaleuse qui impliquerait des lycéens et des femmes de joie. Il dit au père de Bernard: «il me paraît que nous avons affaire ici à quelques créatures d’une insondable perversité et dont il importe de nettoyer la société [...] Songez que trois d’entre eux n’ont pas 14 ans et que les parents les considèrent comme des anges de pureté et d’innocence». Le père d’Olivier accuse les prostituées de pervertir leurs jeunes clients. Il y a d’emblée une opposition entre des personnages supposément diaboliques et apparemment angéliques. Le diable aurait donc à son service des meneurs, des mentors du mal qui lui amèneraient de la pureté à entacher. Il y a donc dans le roman de Gide des personnages purement maléfiques: (2e parte, chap.VII) « ils sont sans loi, sans maître et sans scrupules ; libres et spontanés, ils font le désespoir du romancier ». Cet extrait fait référence à Lady Griffith et à Passavant. Ces derniers ont seulement l’illusion d’être libre et sans maître puisqu’ils subissent leurs passions et que leur maître est en vérité le diable. Tout élan spontané, paraissant libre est, comme nous l’avons dit plus haut, laissé entre les mains du diable (c.f. liaison Vincent-Laura). Passavant est damné, comme pourrait le suggérer l’épigraphe du quatrième chapitre de la première partie: « sa mère était quiétiste et lui disait souvent « mon fils vous serez damné. Mais cela ne lui faisait point de peine » » (citation Fontenelle). Il ne semble pas s’en émouvoir car il a sûrement déjà passé l’étape de l’acceptation comme celle que vivra Vincent en Afrique. Il faut, par conséquent voir dans la morale de Passavant («l’important dans la vie c’est de ne pas se laisser entraîner» - 2e partie, chap. V) un semblant d’ironie. Lady Griffith et Passavant pervertissent ainsi Vincent et parce que Vincent devient lui-même un suppôt du diable, «le démon n’aura de cesse que Vincent n’ait livré son frère à ce suppôt damné qu’est Passavant.»
Le but des meneurs, le triomphe du mal, semble être la ligne directrice des Faux-Monnayeurs. En effet, certains actes subversifs révèlent une nécessité qui ne peut que s’inscrire dans le but de faire triompher le mal. Par exemple, le narrateur dit au sujet de Bernard (partie 1, chap. X) «le démon ne permettra pas qu’il se perde» pour ne pas qu’il rate le vol de la valise, il le mène à son destin. En effet, sans ce vol, Bernard n’aurait pas connu Édouard et Olivier ne se serait pas jeté dans les bras de Passavant. La Pérouse signale que le monde qui l’entoure a perdu l’équilibre entre l’ordre du bien et du mal depuis bien longtemps: (1e partie, chap XVIII) «oui...mais tout notre univers est en proie à la discordance». De même, après que Bronja ait une attaque de spasmes, Édouard rappelle à Sophroniska qu’elle agit (2e partie, chap. III) «comme si le bien devait toujours triompher du mal». La fin des Faux-Monnayeurs parait confirmer la contingence du triomphe de bien. Ghéridanisol, autre personnage maléfique, arrive sans grande difficulté à entraîner ses camarades dans des pratiques subversives et dangereuses qui remettent en question le principe même de la vie avec sa Confrérie des Hommes ayant pour principe: (p368) "L’homme fort ne t[ient] pas à la vie". La mort de Boris a l’air d’être le symbole du triomphe du Mal. Elle entraîne la faillite de la pension Védel-Azaïs qui avait pour prétention servir Dieu et par conséquent  la victoire du diable.

Le triomphe du mal se révèle donc être le triomphe du diable.

Cette opposition omniprésente entre l’ange et le démon apparaît sous la forme morale d’une opposition plus générale entre ce qui est établit comme bien ou mal. L’influence du diable se traduit d’une part dans le péché de la chair, la luxure. Il y a dans le roman d’André Gide de multiples liaisons amoureuses immorales. Les Faux-Monnayeurs d’André Gide semble graviter autour de ces intrigues amoureuses. En effet, le roman s’ouvre sur la découverte de l’infidélité de Marguerite, la mère de Bernard. S’ensuit l’évocation de l’affaire des jeunes lycéens et des prostituées. L’infidélité de Laura avec Vincent les compromet tous deux et contraint Vincent à fréquenter Passavant par soucis d’argent. C’est également à cause de cette histoire qu’Édouard revient à Paris et c’est aussi à cause de la découverte des événements par Bernard que ces derniers se lient. Édouard a également des motivations lubriques pour son retour à Paris comme l’atteste cet extrait: (p74) «il a été terriblement sevré de plaisir, ces temps derniers, en Angleterre; à Paris, la première chose qu’il fera, c’est d’aller dans un mauvais lieu». Lady Griffith quant à elle, est une libertine. Alors qu’elle dit être amoureuse de Vincent, elle laisse Passavant lui faire des avances et lui dévoile, amusée:  (p57) «Mais, mon cher..., c’est que je crois bien me souvenir que j’ai oublié un mari en Angleterre. Quoi! je ne vous l’avez pas déjà dit?». Plus tard, dans la même soirée, sous l’œil malveillant du diable, elle invite Vincent à la rejoindre dans sa chambre: (p59) «c’était l’heure douteuse où s’achève la nuit, et où le diable fait ses comptes». La découverte d’une lettre prouvant l’infidélité d’Oscar Molinier permet à Georges de se faire accepter dans la Confrérie des Hommes forts et se place au début d’une longue série d’agissements immoraux. Enfin, la relation charnelle qu’entretiennent Bernard et Sarah rajoute de la complexité dans les rapports d’Olivier à Bernard et distraient ce dernier du péril dans lequel se trouve Boris.
D’autres comportement subversifs marquent la présence du diable dans le roman: L’orgueil de Passavant notamment, le trafic de fausses monnaies commandité par Ghéridanisol au sein de la Confrérie des Hommes forts, les jeux d’argent dans lesquels tombe Vincent entraîné par Passavant etc.
Enfin, la prépondérance de l’immoralité souligne en contrepartie la petite place qu’a la vertu. Il s’agit du tragique moral, d’après Édouard, «c’est ce tragique là qui l’emporte». La faible  présence du bien a pour cause, d’après La Pérouse, le silence de Dieu. En effet, il déclare (3e partie, chap.XVIII): «Avez-vous remarqué que dans ce monde, Dieu se tait toujours. Il n’y a que le diable qui parle». Ce Dieu silencieux s’efface des considérations derrière le diable qui prend le dessus: «le diable et le Bon Dieu ne font qu’un; ils s’entendent. Nous nous efforçons de croire que tout ce qu’il y a de mauvais sur la terre vient du diable; mais c’est parce qu’autrement nous ne trouverions pas en nous la force de pardonner Dieu. Il s’amuse avec nous, comme un chat avec la souris qu’il tourmente». En effet, Dieu semble envoyer (1e partie, chap. XIII) «des tentations auxquelles il sait que nous ne pourrons pas résister». Sans lumière, La Pérouse se noie dans son désespoir. Armand et Sarah Védel, quant à eux, témoignent de la domination du mal. En effet, ils rejettent tout enseignement moral comme le fait Marguerite après la fugue de Bernard (première partie, chap II): «Voilà l’expiation, dit [Albéric Profitendieu] [...] il voudrait lui dire à présent que cette épreuve pourra servri à son rachat [...] Marguerite sait bien que toujours quelque enseignement moral doit sortir des moindres événements de la vie». Bien que leur famille dirige la pension chrétienne Védel-Azaïs, ils sombrent du côté du diable. En effet, Armand déclare dans le seizième chapitre de la troisième partie que ce qu’il a de plus sincère en lui, «c’est la haine de tout ce qu’on appelle vertu». Pareillement, lors d’une altercation avec sa soeur Rachel, Sarah lui rétorque qu’ (p340) «elle n’avait pas le droit d’imposer aux autres une vertu que son exemple suffisait à rendre odieuse». Sarah comme Armand ne (p341) «croi[ent] pas [au] ciel. [Ils] ne veu[lent] pas être sauvé[s]»

Néanmoins, bien que la place de la vertu paraisse secondaire, elle n’est pas totalement abandonnée comme témoigne la présence des anges.

L’église, le jardin du Luxembourg et Saas-Fée sont décris de manière poétique et fantastique ce qui permet l’apparition des anges de manière plus naturelle. En effet, le jardin du Luxembourg est suspendu dans le temps. L’ange se fond dans le décor (p332) «Il méditait depuis quelques instants, lorsqu’il vit s’approcher de lui, glissant et d’un pied si léger qu’on sentait qu’il eût pu poser sur les flots, un ange. Bernard n’avait jamais vu d’anges, mais il n’hésita pas un instant». Le nom de Saas-Fée évoque en lui même un imaginaire féerique. Bernard décrit Saas-Fée comme un lieu coupé du monde, du réel, tout à fait atemporel et près des cieux: (deuxième partie, chap.I) «Quand on est là-haut, qu’on a perdu de vue toute culture, toute végétation, tout ce qui rappelle l’avarice, la sottise des hommes, on a envie de chanter, de rire, de pleurer, de voler, de piquer une tête en plein ciel».
Les anges apparaissent dans des moments critiques. Lorsque Bernard doit décider ce qu’il va faire de son avenir, un ange apparaît et lui propose de s’engager (3e partie, chap. XIII): «Laisseras-tu disposer de toi le hasard?». Cette question fait référence au diable qui réside, comme nous l’avons dit auparavant, dans l’illusion de liberté, dans le hasard, dans ce qui n’est pas contrôlé. Il s’agit ici non pas de devenir «un brave petit soldat du Christ» comme le souhaiterait Azaïs mais de ne pas se laisser entraîner par les tentations du diable. Après cette intervention et la combat entre Bernard et l’ange que lui seul peut voir, sa relation avec Sarah ira subitement à son terme et un temps après, il retournera dans le foyer familial. Bronja peut également voir les anges, elle est, de fait, le personnage le plus angélique. Elle est le seul ange que peut voir Boris.
En effet, Bronja sera maintes fois qualifiée d'"angélique». Le lecteur sait qu’elle a la capacité de «voir les anges». Dans cette mesure, la mort de Boris qui suit de près celle de Bronja n’apparaît plus comme le triomphe du mal mais le contraire. Dans le chapitre XVII de la troisième partie, Boris apprend la mort de Bronja et pense: «une âme tendre comme la sienne a besoin de quelqu’un vers qui porter en offrande sa noblesse et sa pureté». En mourant, Boris se sacrifie et ce faisant il ne commet pas un acte «indécent» comme l’écrit Édouard, mais permet l’identification du mal. Or, d’après le traité de la non-existence du diable, le diable n’existe que si l’on le nie, autrement dit, la mort de Boris permet d’ouvrir les yeux des personnes sous l’influence du diable. C’est en d’autres termes la victoire de Dieu puisque qu’elle remet les enfants égarés sur le droit chemin: «Pauline eut un élan de reconnaissance vers Dieu, qui, par ce drame affreux, ramenait à elle son fils».

Pour conclure nous pouvons affirmer que bien que l’opposition entre ange et diable n’est pas le sujet central des Faux-Monnayeurs il est omniprésent puisque autour de lui gravitent nombre des intrigues du roman. Au delà de la dimension métaphysique le thème de l’ange et du diable peut ouvrir une réflexion purement psychanalytique. Les conseils que le diable murmure aux oreilles de ses victimes ne pourraient-ils pas être simplement la manifestation du ça. Ainsi, lorsque les anges feraient des apparitions que seule la victime du diable pourrait voir, il s’agirait du surmoi interne cherchant à guider vers  la bonne voie.

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