lundi 20 mars 2017

« L'idée se faisait écho à elle-même »


 André Gide publie en 1925 les Faux-Monnayeurs dans la Nouvelle Revue française. Il le dédicace en soulignant qu'il le considère comme étant son tout premier roman. Les Faux-Monnayeurs se présentent donc comme un condensé de son projet et théories littéraires. En effet, il écrit dans le journal des Faux-Monnayeurs « Il me faut pour écrire bien ce livre, me persuader que c'est le seul roman et dernier livre que j'écrirai. J'y veux tout verser sans réserves ». C'est d'ailleurs à partir de ce roman que l'expression « mise en abyme » a été forgée. Nous nous demanderons pourquoi nous pouvons parler de mise en abyme à propos des Faux-Monnayeurs.

L’œuvre de d'André Gide est empreinte du thème de la mise en abyme. Il s'agit du « vertige du miroir » gidéen. Dès la parution du recueil Poésies d'André Walter l'image de la mise en abyme est traitée grâce à des personnages auteurs. En effet, André Walter écrit la vie d'Alain qui s'exprime dans ses Cahiers Blancs. Alain est en réalité le double d'André Gide et Walter hérite du même prénom que son auteur. Autrement dit comme dans les Faux-Monnayeurs il s'agit d'un auteur qui écrit un roman dans lequel un auteur écrit l'histoire d'un homme largement inspiré de ses auteurs. Plus tard, dans le Traité de Narcisse, André Gide reprend l'image du vertige du miroir. En effet, Narcisse à travers son reflet voit un mouvement constant d'images. En clair, André Gide introduit la mise en abyme grâce au (auto)portrait de personnages qui lui ressemblent. Paludes affirme cette tendance en suivant l'histoire d'un auteur qui écrit un journal comme le fait André Gide. Il s'agit d'une introspection entraînée dans un élan infini qui révèle les alter ego de l'auteur qui paraissent témoigner de toute ses facettes envisageables. Comme l'écrit André Gide dans son journal : « Je laisse sans violence les propositions les plus antagonistes de ma nature peu à peu s'accorder. Supprimes en soi le dialogue, c'est proprement arrêter le développement de la vie ». Il apparaît qu'André Gide se nourri de l'expérimentation permanente de toutes les postulations qui l'animent et de leur dynamisme contradictoire. Le motif de la mise en abyme est omniprésent et voulu. 

André Gide décline l'« affaire des faux monnayeurs anarchistes du 7 et 8 août 1907 » et la « sinistre histoire des suicides d'écoliers de Clermont-Ferrand (5 juin 1909) » (JFM) parus dans le journal de Rouen pour écrire son « premier » roman. Par une mise en abyme Edouard et Audibert écrivent donc sur des événements semblables.

Le titre Les Faux-Monnayeurs se réfère aux faits divers d'André Gide, au commerce de Georges écrit par Edouard ou à l'Eudolfe d'Audibert ? André Gide raconte l'histoire d'Edouard qui raconte l'histoire d'Audibert et plonge ainsi le lecteur dans une mise en abyme évidente. L'exemple de l'anecdote du vol d'un livre par un élève d'Henry IV illustre bien cette mise en abyme. En effet, elle apparaît dans le journal des Faux Monnayeurs de Gide : (p 42) « L'anecdote, si je voulais m'en servir, serait, il me semble, beaucoup plus intéressante racontée par l'enfant lui-même, ce qui permettrait sans doute plus de détours et de dessous », dans le journal d'Édouard : (p 92) « Je crois du reste qu'il y aurait intérêt à faire raconter tout cela par l'enfant ; son point de vue est plus significatif que le mien » et dans les pensées d'Audibert dans Les Faux-Monnayeurs d'Édouard : (p 348) « Il y avait dans cet enfant toute une région ténébreuse, sur laquelle l'affectueuse curiosité d'Audibet se penchait. Que le jeune Eudolfe eût volé, il ne lui suffisait pas de le savoir : il eût voulu qu'Eudolfe lui racontât comment il en était venu là et ce qu'il avait éprouvé en volant pour la première fois [ …] Et Audibert n'osait l'interroger, dans la crainte d'amener des protestations mensongères ». En écrivant sur « L'aventure d'une écriture » comme l'écrivait Ricardou, André Gide permet la mise en abyme sur laquelle se fonde Les Faux-Monnayeurs. Ses personnages dessinent également les contours de l'« André Gide » des lecteurs. 
En effet, bien que les personnages auteurs que l'on retrouve dans les Faux-Monnayeurs pourraient être associés à Gide, ils sont en réalité des personnages bien différents. On pourrait penser qu'Edouard n'est que l'incarnation d'André Gide dans son propre roman (« mon personnage » JFM). André Gide s'exprime parfois grâce à lui notamment lorsqu'il partage sa considération d'autres auteurs à succès : « Passavant lui paraît moins un artiste qu'un faiseur. Assez pensé à lui » (p 72). André Gide déteste Passavant comme Edouard. Cet extrait témoigne d'une certaine irritation de la part de Gide par un discours rapporté libre qui a l'avantage de permettre une déresponsabilisation de l'auteur qui prétend s'exprimer au nom du personnage d'Edouard. En réalité, Edouard ne représente pas non plus à proprement parler Gide dans ses Faux-Monnayeurs. En effet, Gide dit d'Édouard dans JFM qu'il « est un amateur, un raté ». Il n'est ni partisan des convictions littéraires de Passavant ni de celles d'Edouard ( c.f. 3ème extrait étudié en classe) comme le prouve cet extrait : (p 79) « Pour Passavant, l’œuvre d'art n'est pas tant un but qu'un moyen. Les convictions artistiques dont il fait montre, ne s'affirment si véhémentes que parce qu'elles ne sont pas profondes […] S'il sentait son œuvre durable, il la laisserait se défendre elle-même et ne chercherait pas sans cesse à la justifier ». Nous pourrions nous demander si André Gide ne justifie pas son œuvre avec le JFM, mais il se place entre l'explication totale de Passavant à l'absence d'explication d'Edouard. Il cherche à guider tout en donnant du « fil à retordre pour les critiques de demain ».

Les multiples thèses de Gide qui sont abordés dans Les Faux-Monnayeurs donne de la complexité à l'oeuvre en lui donnant une impression d'inépuisable.

La mise en abyme ne se fait pas seulement par l'évocation des personnages auteurs fictifs d'André Gide mais également dans la multiplication des références à d'autres auteurs qui introduisent Les Faux-Monnayeurs dans le réseau infini de l'intertextualité et participe à donner une impression d'inépuisable : (3ème chapitre de Saas-Fée) « formidable érosion des contours dont parle Nietzsche », « aussi humain et aussi fictif qu'Athalie, que Tartuffe ou que Cinna », « Ce carnet contient la critique de mon roman : ou mieux, du roman en général. Songez à l'intérêt qu'aurait pour nous un semblable carnet par Dickens, ou Balzac », « théories de vêtement le Sartor Resartus de Carlyle ». 
L'évocation de Caloub au début et à la fin de l’œuvre confère à sa composition une dimension cyclique. Cette dimension cyclique efface la notion de fin et de début : Les Faux-Monnayeurs est une histoire qui ne s'écrit pas simplement à l'infini à travers les personnages auteurs mais elle s'écrit également à l'infini dans la mesure où elle pourrait se réécrire avec Caloub comme elle l'a fait avec Georges et comme elle pourrait le faire avec n'importe quel autre « faux-monnayeurs » qui compose notre société. Dans son deuxième cahier de JFM, A,dré Gide écrit « celui-ci s'achèvera brusquement, non point par épuisement du sujet, qui doit donner l'impression de l'inépuisabe, mais au contraire, par son élargissement et par une sorte d'évasion de son contour. Il ne doit pas se boucler, mais s'éparpiller, se défaire... ». 
La mise en abyme du processus d'écriture nous montre qu'« Edouard théorise beaucoup mais ne parvient pas à écrire » vraiment. Dans l'oeuvre de Gide on assiste à une démultiplication cauchemardesque et diabolique. En effet, le lecteur essaie d'avancer mais réalise qu'il est en réalité coincé dans l'infinité de la mise en abyme.

En somme, il y a dans Les Faux-Monnayeurs une mise en abyme évidente. Celle-ci est interne et verticale à cause des portraits des auteurs et des multiples Faux-Monnayeurs et cyclique lorsque l'on se réfère à la forme du roman. En clair, le vertige du miroir et l'impression d'inépuisable des Faux-Monnayeurs fondent la mise en abyme.

1 commentaire: