mercredi 22 mars 2017

L’ange et le démon


Le critique Benjamin Crémieux qualifie Les Faux-Monnayeurs de « roman diabolique où le Ciel et l’Enfer luttent sans arrêt » le champ de bataille et la victoire de l’un ou de l’autre dépend de l’acceptation ou du refus par l’homme de la tentation que Dieu ou Satan lui envoient. On retrouve ainsi, une interrogation permanente de Gide sur le bien-fondé des interdits religieux. Et dans son Journal, il atteste que le " sujet central du livre " pourrait bien être " le traité de la non-existence du diable ", que l'on sert d'autant plus qu'on l'ignore. L'apparition récurrente d'anges et de démons dans le livre n'est donc pas anodine, et sa signification est complexe. Ils apparaissent comme de véritables personnages, mais semblent aussi les envoyés de Dieu ou du diable, tandis que le personnage de La Pérouse suggère que l'ange et le démon ne sont que les visages opposés de la même entité divine. Mais peut-être sont ils surtout, pour Gide, la manière de rendre plus clairement intelligible la lutte intérieure entre le bien et le mal de ses personnages qui au bout du compte son les jouets de ces symbolises divin.

Comment le thème du diable et de l'ange apparaît-il dans l'œuvre d'André Gide ?

La première rencontre avec le démon se fait dès la première page, à propos de Bernard « La famille respectait sa solitude, le démon pas. » Dés lors, il apparaît comme sujet actif qui influe sur les personnages. Il se fait oublier, puis réapparaît avec Vincent, tiraillé par sa conscience à propos de l'argent qu'il se doit de verser à Laura. Vincent est une victime de choix pour le démon. De part sa fragilité et son manque de confiance en lui qui l’empêche la plupart du temps de prendre de réelles décisions. De part et d’autre Vincent est un personnage très influençable. Quant au diable on pourrait le considérer comme un personnage à part entière qui apparaît dans le dos de Vincent, d'Olivier ou même d'Édouard, quand il envoie Boris à la pension Vedel.

Il en est de même pour l'ange qui se manifeste à Bernard, discute avec lui, se promène avec lui et va même jusqu’ à lutter avec lui. Celui ci est doté d'une enveloppe matérielle même lorsqu’il s’approche « d'un pied si léger qu'on sentait qu'il eût pu se poser sur les flots ».  Quant à Bronja, elle voit les anges, non pas d'une manière épisodique, mais plutôt parce qu'elle fait déjà partie d'un autre monde.

L'intérêt premier du procédé est de souligner un des aspects du caractère du personnage : le démon inspire Vincent puis le confie au « démon de l'ennui », il distrait Bernard et le confie au « démon de l'aventure ».  André Gide le souligne d’ailleurs dans le Journal des Faux-Monnayeurs « ce qui peut m'aider à dessiner un personnage » : «  Je voudrais un (le diable) qui circulerait incognito à travers tout le livre et dont la réalité s'affirmerait d'autant plus qu'on croirait moins en lui ». Ainsi, dans le douzième chapitre de la dernière partie du roman, on distingue clairement sa présence presque fantomatique dans la salle où quelque temps après le Boris sera tué. « Boris rentra dans l’étude comme on plongeait en enfer ».


Néanmoins, tout n'est si pas simple. Il n'y a pas qu'un seul personnage qui peut le distinguer et ses apparitions sont variées.


Pour l'ange, seuls Bronja et Bernard sont capables de le voir. En ce qui concerne Bernard il ne le voit que lorsque l'ange le décide. Dans le treizième chapitre de la troisième partie, celui-ci est guidé par un ange qui lui apparaît dans le jardin du Luxembourg « Il méditait depuis quelques instants, lorsqu’il vit s’approcher de lui, glissant sur les flots, un ange ». Quant au jeune Boris, il essaye désespérément de « voir les anges » dont son amie Bronja ne cesse de lui parler. L'ange qui visite Bernard vient souligner qu'il est temps pour lui de faire un choix. L'ange alors semble « tenter » Bernard.

Pour Vincent le démon « auquel il ne croit pas » lui fait transformer la réalité : il lui fait croire « que sa lâcheté dans ses relations avec Laura était en fait une victoire de sa volonté contre ses instincts affectifs ». Il sent qu'il appartient d'autant plus à Satan, qu'il ne parvient pas à croire à l'existence réelle du Malin. On apprendra plus tard que Vincent finit par croire qu’il est « possédé par le diable ou plutôt il se croit être le diable lui même »
L'apparition du démon semble être liée à l'un des sept péchés capitaux : l’orgueil de La Pérouse, " ou encore le péché d'envie d'Olivier dans sa jalousie de Bernard.

Ange et démon ne sont pas opposés de façon simpliste. On peut penser que Gide pense au Livre de Job quand La Pérouse déclare que « le diable et le bon Dieu ne font qu'un », car tous deux déchirent les hommes. « Dieu m'a roulé, il s'amuse. Il nous envoie des tentations auxquelles il sait que nous ne pouvons pas résister ; et quand nous résistons, il se venge plus encore ». C'est ici un dieu méchant. « A ses serviteurs mêmes, Dieu ne fait pas confiance et il convainc ses anges d'égarement. »



On peut tenter de rechercher enfin la réelle symbolique qu'ils représentent.


Ils apparaissent quand les personnages doutent et sont aux prises avec leur conscience. Les scrupules de Vincent sont l'expression même de sa conscience. Une fois éteinte, tous les démons pourront s'emparer de son âme : démon du jeu, démon de l'ennui, démon de la folie.

Pour Bronja, si l'on suit le raisonnement de sa mère, elle a créé ses anges pour vivre avec eux dans un monde épuré. Ils sont dans son seul esprit, où Boris ne peut les rejoindre. Bronja est le « bon ange » de Boris. Elle le maintient dans l'espoir de la vie. Ainsi lorsqu’elle disparaît, Boris se dirige vers la mort. De même Bernard conduit l'ange dans sa chambre, mais il est le seul à le voir. La bataille se déroule à l'intérieur du personnage ; et Boris se trouve exclu et renvoyé à sa solitude. Avec La Pérouse, on comprend que le vieillard accuse tous les autres de l'avoir trompé, quand il est sa propre dupe. Les personnages de l'ange et du démon deviennent des personnifications du bien et du mal ; leur apparition souligne les conflits.

Il n’y pas réellement de diable matériel qui circule incognito mais plutôt deux personnages qui sans avoir d’envergure satanique en sont des instruments : Passavant, le « suppôt damné », Strouvilhou et ajoutons-en un troisième avec Ghéridanisol. Passavant est l’instrument du démon, il représente la tentation. Dans le seizième chapitre de la deuxième partie du roman, On retrouve l’image redondante du diable avant de passer finalement à un dialogue entre Lady Griffith et Passavant. Ce sont en quelque sorte les deux " démons " de Vincent qui lui apprennent la facilité de l'argent. Néanmoins ils restent des prédateurs trop médiocres pour représenter le diable en personne. Strouvilhou aurait pu jouer le rôle de ce démon auquel pensait Gide mais lui aussi est plus l’instrument du diable que le diable lui-même ; assurément il est source du mal, pervertissant les adolescents par son trafic de fausses pièces, poussant au meurtre gratuit du petit Boris en fournissant à son neveu le talisman qui le perdra. Strouvilhou raisonne bien, mais de manière retorse comme le diable, « J’aime à retourner les problèmes ; que voulez-vous, j’ai l’esprit ainsi fait qu’ils y tiennent en meilleur équilibre, la tête en bas. » mais son manque de philanthropie tient plus d’un désabusement, d’une profonde déception qu’à un véritable amour du mal.

Ainsi, ange et démon deviennent les doubles des personnages qu'ils habitent et apparaissent précisément dans les moments de crise et de conflits. On ne sait pas si ce sont de simple symbole ou au contraire la représentation d’une lutte intérieure qui martyrise autant les personnages de Gide que le commun des mortels.


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