samedi 25 mars 2017

Ange & Démon


A peine plongé dans l'univers des Faux-Monnayeurs on se rend compte que le thème de l'ange et du démon est une thématique très récurrente dans l'oeuvre. Mais l'apparition répétitive de ce thème est loin d’être anodine et sa signification est complexe. Le terme du "démon" est plein de sens tout aussi différent les uns des autres. Néanmoins le démon dont il est ici question n'est autre que le "démon biblique" celui présent depuis bien des siècles dans l'esprit des hommes: l’ange déchu, révolté contre Dieu, et dans lequel repose l'esprit du mal, avec toute la mythologie du Diable et de Satan, le prince des démons. Et à cette image diabolique s'oppose celle de l'ange qui toutefois possède une envergure beaucoup plus faible que son antagoniste. Nous pouvons alors nous demander, comment le thème du diable et de l'ange apparaît-il dans l'oeuvre d'André Gide ? 


Il apparaît sous plusieurs formes et à chacune d'elles sa signification. Premièrement à travers les personnages. Il est dans Les Faux-Monnayeurs des personnages extrêmement touchants, criants de vérité, authentiques: Ils sont le reflet de la personnalité Gidienne. Le diable est effectivement présent dans le roman, au travers des figures tentatrices qui, semble-t-il, reviennent sous différents traits de génération en génération. (A savoir que les personnages des Faux-Monnayeurs représentent les personnalités diverses de Gide à ses différents âges.) De ce fait, tous les aveuglements dramatiques des personnages peuvent trouver leur explication dans la puissance invisible du Diable. Mais peut-être sont ils surtout, pour Gide, la manière de rendre plus clairement intelligible la lutte intérieure entre le bien et le mal de ses personnages ?



La première rencontre avec le démon se fait au début de l'incipit du roman avec Bernard: "La famille respectait sa solitude, le démon pas" (I, page: 13) Dès ces premières lignes, le démon apparaît alors comme un sujet influençant les personnages. Montrant ainsi que la figure de Satan telle que la conçoit le romancier pour Les Faux-Monnayeurs se distingue du daimon socratique, qui s’exprime sur un mode inductif, influençant plutôt que dirigeant la pensée de son destinataire. Sauf que la ruse du diable réside dans sa manifestation et sa façon d'agir. Car à travers ses interventions, il apparaît comme un sujet actif qui influe sur les personnages. Il disparaît pendant un moment et se fait oublier de nos esprits de lecteur avant de réapparaître avec Vincent qui ressent un sentiment de culpabilité à propos de l'argent qu'il se doit verser à Laura. Comme à son habitude le démon agit donc de façon sournoise et vicieuse auprès de Vincent, d'Olivier, d'Édouard, ou encore du petit Boris et apparaît lui même comme un personnage à part entière. De cette façon Les fils Molinier semblent tous confrontés à l’un de ces démons et se laisseront tous tenter : Vincent par Lady Griffith, le petit Georges par Ghéridanisol et Olivier par le Comte de Passavant. Ce dernier, présenté en mondain manipulateur et vil, marionnettiste pervers, figure à lui seul une sorte de diable, manipulant les jeunes adolescents.


Toutefois l'erreur de Bernard ou plutôt sa "naïveté" était son refus de voir mais aussi de croire et par ce refus, comme Vincent, « enforçait » le diable: "La culture positive de Vincent le retenait de croire au surnaturel ; ce qui donnait au démon de grands avantages. Le démon n’attaquait pas Vincent de front ; il s’en prenait à lui d’une manière retorse et furtive." (page: 156, Olivier chez Passavant, FM). Or nier la présence du Diable comme le fait Bernard au début de l’incipit des Faux-Monnayeurs, ce n’est pas seulement laisser transparaître un peu de son caractère mais se mentir à soi même, refuser de voir la vérité. Par la même occasion il ouvre une brèche à son âme et y donne un accès libre à toutes les tentations du malin. Gide en arrive à la conclusion qu’«il n’y a pas d’œuvre d’art sans participation démoniaque». C’est aussi se mentir à soi-même que de jouer au sincère sans l’être, basculer dans le clan des faux-monnayeurs, refuser d’affronter le mal et la souffrance qui font grandir, refuser d’admettre ce que Gide, lui-même, a bien eu du mal à accepter, à savoir que pour progresser il ne faut pas seulement renoncer à la vision du monde bourgeois, il faut aussi renoncer à la morale chrétienne traditionnelle, c'est à dire accepter d’aller voir du côté du... Diable. 



C'est tout cela qui est mis en jeu dans l'incipit: l'idée de la «sincérité» ou de la «liberté», du  «mensonge à soi » et des «raisons qu’on se donne». A contrario l'image diabolique, s’oppose à celle de l’ange : Bernard rencontre effectivement un ange et lutte contre lui toute une nuit. Un passage à la fois paradoxale et troublant puisque la figure merveilleuse de l’ange est très inhabituelle, d’autant plus dans un roman tentant de reproduire le réel et critiquant vigoureusement la religion. Le combat entre Bernard et l’ange ne verra pas de vainqueur (même si La Pérouse suggère que l'ange et le démon ne sont que les visages opposés de la même entité divine) mais cette lutte renforce l’aspect initiatique du roman et métaphorise les combats spirituels que doit mener le jeune Bernard dans la construction de sa personne, dans sa formation existentielle pour devenir adulte. C’est d’ailleurs le jour où il obtient son bachot qu’il fera cette rencontre angélique.


L'ange est doté d'une enveloppe matérielle. Il se manifeste à Bernard en discutant avec lui, en se promenant avec lui, en luttant avec lui. L'ange d'ailleurs "se détourne pour pleurer" il est donc en mesure de ressentir des sentiments tout comme un personnage: il vit.  Quant à Bronja, elle voit les anges, non pas parce-que elle est détentrice de don mais plutôt parce qu'elle fait déjà partie d'un autre monde. Elle est la seule avec Bernard qui est capable de le voir cependant Bernard lui, ne voit l'ange que lorsque ce dernier le décide. Toutefois le jeune Boris, essaye désespérément de "voir les anges" (expression métaphorique) ). L'ange qui visite Bernard vient l'avertir qu'il est temps de faire un choix. On pourrait alors se demander si l'ange ne vient pas tenter Bernard à la manière du démon. On en déduit alors que l'ange et le démon ne sont pas opposés de façon simpliste qu'on aurait tendance à croire. La Pérouse dira à ce propos que "le diable et le bon Dieu ne font qu'un", car tous deux déchirent les hommes. "Dieu m'a roulé, il s'amuse. Il nous envoie des tentations auxquelles il sait que nous ne pouvons pas résister ; et quand nous résistons, il se venge plus encore". C'est ici un dieu méchant, voir même malicieux.



Il en vient à dire que nos "deux entités divines" apparaissent alors comme des thèmes riches de sens et de symboliques.  Quand les personnages doutent et sont aux prises avec leur conscience ils se manifestent. Les appréhensions de Vincent sont l'expression même de sa conscience. Une fois éteinte, tous les démons auquel il ne croit pas pourront s'emparer de son âme : le démon du jeu, celui de l'ennui, celui de la folie. Bronja, elle, a créé ses anges pour vivre avec eux dans un monde épuré. Ils sont dans son seul esprit, où Boris ne peut les rejoindre. Bronja est le «bon ange» de Boris. Ainsi lorsque elle disparaît, Boris se dirige vers la mort. De même Bernard conduit l'ange dans sa chambre, mais il est le seul à le voir et seulement parce-que l'ange le veut. Avec La Pérouse, on comprend que le vieillard accuse tous les autres de l'avoir trompé alors qu'en réalité il est l'auteur de sa propre dupe.


Nous en arrivons à la conclusion que les personnages de l'ange et du démon deviennent des personnifications de la lutte du bien et du mal; leur apparition souligne les conflits extérieurs mais aussi intérieurs des protagonistes. L'ange et le démon deviennent les doubles des personnages qu'ils habitent et apparaissent précisément dans les moments de doutes et de crises. Et au delà du roman la thématique ange et démon transcende la structure Gidienne pour apparaître chez le lecteur "actif" comme une manifestation aiguë de la lutte du bien et du mal qui rythme notre quotidien sans pour autant qu'on lui accorde un place majeur dans un monde où morale et liberté ne sont plus que des notions floues. 




Ruddy LIMA EVORA

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