mercredi 21 septembre 2016

Regards sur le crime et le destin...

    L'Oedipe roi de Sophocle est une tragédie grecque qui aborde l'inceste et le pire crime hellénistique : le parricide causés par la malédiction des Labdacides. Pier Paolo Pasolini réécrit le mythe d'Oedipe et en fait un film. Le changement de  la forme de pièce de théâtre cathartique où les crimes sont appris indirectement à la forme de film nécessite quelques ajustements et fait valoir l'importance de la censure, de la suggestion, de qui est donné à voir et de ce qui est vu. Dans cette mesure, le regard se révèle un thème dominant dans l’œuvre du réalisateur italien. Il serait donc intéressant de comprendre quel traitement du regard ce film propose.

    Le regard dans Edipo Ré est un motif que l'on retrouve tout au long du film. Celui-ci est montré soit par des plans filmés face aux acteurs ou derrière ces deniers. Nous pouvons en effet remarquer qu’ils sont rarement pris de profil . Ainsi, le regard est filmé directement et en différents plans (plans rapprochés, inserts etc.) mais il est aussi montré indirectement lorsque la caméra se place dans le sens du regard mais derrière l'acteur (cela donne un effet de prise de recul et offre un champ plus large) ou encore suggéré lorsque la caméra devient subjective et se confond avec le point de vue d'un personnage. Toutes ces méthodes participent à faire du regard un motif.
    Le motif du regard semble être exploité dès la naissance d'Oedipe. La scène vue de la rue par la fenêtre installe un certain voyeurisme chez les spectateurs en cherchant à les introduire dans l'intimité de la chambre. C'est encore le regard qui est mis en avant dans la 2ème scène de la 2ème séquence (environ 02:28) où Oedipe et sa mère partagent un moment privilégié dans le pré. Pendant qu’elle l’allaite la caméra qu’elle fixe longuement fait un grand plan sur son visage. Ses yeux, véritables miroirs de l’âme, s’assombrissent progressivement alors qu’elle regarde sa progéniture, trahissant ainsi le destin qu’elle semble lui accorder.
    La tragédie pose la question des libertés de l’Homme et de sa liberté face au destin présumé. La notion du destin se révèle intimement lié au regard. Des très gros plans sur le regard d’Oedipe s’insèrent à des tournants cruciaux de sa vie: avant l’annonce de son destin à Delphes et après l’oracle alors qui se pose des questions sur sa jeunesse et sa vie. Le regard d’Oedipe est un regard qui refuse le destin  quand il se couvre les yeux dans son berceaux lorsque son père pense qu’il «est né pour prendre (s)a place sur ce monde», action réitérée après avoir écouté l’oracle. De même, avant de partager ses préoccupations avec ses parents corinthiens au sujet du rêve qui le hante (environ 18:14), Oedipe fixe le vide puis semble préoccupé. Qu’a-t-il vu pour que son surmoi lui empêche de se souvenir de ce rêve? N’aurait-il pas vu l’accomplissement de sa destinée à cause de la malédiction dont il est sujet? Oedipe décide de se rendre à Delphes pour comprendre ses rêves, affronter son destin.
    Le regard d’Oedipe est également un regard qui affronte. Dans la première scène de la séquence 4 Oedipe voyant le char de Laïos arriver refuse de les quitter du regard comme si après avoir reconnu son père (33:19) et le berger (33:26) qui l’avait exposé il décidait, amusé, d’accomplir son destin. Oedipe à chaque soldat de Laïos tué, dans un plan en contre-plongée, regarde la mort qu’il cause. Une fois tous les soldats battus, il jette un regard au ciel, aux dieux de l’oracle, témoins de ses accomplissements. Puis, sans plus tarder tue son père et l’observe longuement (39:56 à 40:18, contre-plongée + saturation de lumière= satisfaction divine?). Oedipe affronte son destin et ses regards ont l’air parfois de dire qu’il  sait bien plus qu’il ne le prétend et qu’il agit en toute connaissance de cause.
    En effet, certains regards disent le destin. Lorsqu’Oedipe adulte rencontre pour la première fois Jocaste la veuve il n’a pas l’air tout à fait innocent. La mère et le fils s’échangent des regards animés par le désir et ces même regards les suivront jusqu’à la chambre royale. Comme le dit le réalisateur lui-même: «Jocaste et Oedipe se sont épousés par la volonté des autres, mais derrière cette volonté il y avait la leur subtile et quasiment impudique».  Les amants incestueux se dévorent des yeux et commettent les pires crimes moraux les yeux ouverts.
    Cependant tous les yeux n’assistent pas au crime qui se joue en plein jour. Les plus sages se révèlent être ceux qui ont les yeux fermés.  Tirésias, prophète aveugle, est le seul clairvoyant accompagné de la Pythie qui elle porte un masque lui couvrant les yeux. Vu que le Mensonge et le mal s’offrent aux yeux de tous la Vérité, elle, se cache dans l’obscurité. Lorsque l’esclave de Laïos révèle l’identité du père d’Oedipe il ne peux regarder le nouveau roi et baisse les yeux . Thèbes, infestée par le crime  parricide et incestueux est le lieux où les réalités visibles sont cruelles, aveugles les personnages se détachent de leur emprise et peuvent enfin suivre la raison. C’est bien pour cela qu’Oedipe se noyant dans la faute de ses crimes trouve son salut dans l’aveuglement.

    Pier Paolo Pasolini accorde beaucoup d’importance au regard dans son film. Alors que le spectateur  connaît le sort de «petits pieds gonflés», Oedipe, le concerné l’ignore peut-être. Oedipe affronte son destin une fois puis refuse de le voir une autre. Le réalisateur joue avec la conscience et l’inconscience supposée des personnages qui semblent se trahir parfois dans leur regard et nous pousse à nous demander quel part de responsabilité a Oedipe dans ce monde monstrueux où l’aveuglement à défaut de censure est le seul remède pour supporter la réalité de l’Homme.

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