lundi 16 janvier 2017

"Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n'est pas possible" Antonin Artaud

Bien avant d’être une oeuvre qui a fait l'objet de nombreuses réécritures par les plus grand auteurs, la tragédie d’Œdipe Roi était une pièce de théâtre qui a su devenir un mythe universel et intemporel. Cependant dans toute pièce théâtral et de surcroît une tragédie, l'espace ainsi que sa représentation joue un rôle très important et c'est d'autant plus vrai chez Œdipe Roi de Sophocle où les lieux vont participer à la mise en place de la "machine infernale" où va être aspiré le héros même si Pasolini va aussi utiliser cette espace d'une tout autre manière. 

Mais qu'entend t-on par "espace théâtral" ? Si étymologiquement le théâtre est le « lieu d'où l'on voit », l'espace théâtral ne se réduit pas seulement à la scène mais regroupe à la fois l’espace concret de la scène, l’espace fictif et absent de la scène et l’espace où sont installés les spectateurs. De ce fait, l'espace théâtral désigne avant toute chose un rapport incluant la sphère public: échange entre acteurs et spectateurs sans oublier l’espace imaginaire, l’espace de la fiction que le spectateur imagine en voyant la pièce. 



Ainsi nous verrons comment le dramaturge et le réalisateur ont-ils exploité l'espace théâtral dans leurs œuvres et en quoi cela peut-il apparaître de manière confuse, révélant ainsi tout une série de symboles à déchiffrer.  


Tout d'abord Sophocle et Pasolini vont mettre en exergue l'espace théâtral à travers différentes mise en place de l'espace où chacun va y apporter une spécificité. Dans la pièce, on peut voir que le dramaturge choisit de de nous faire comprendre que l'espace scénique va se jouer à l'entrée du palais, aux abords de la ville de Thèbes: "Devant le palais d'Œdipe. Un groupe d'enfants est accroupi sur les degrés du seuil." (Première page du Prologue).

On comprend alors que les différentes scènes jouées par les personnages de la tragédie se feront aux portes du palais. L'extérieur du palais c'est aussi le lieu où converge tout les mouvements: l'arrivée de Créon qui revient de chez l'Oracle, celle de Tirésias, celle du Corinthien ou encore celle du vieux berger. Cependant le Chœur ainsi que le Coryphée détient lui une place bien particulière chez le dramaturge qui est celle de l'Orchestra dans lequel il intervient par des intermèdes de chorale. Le messager quand à lui a pour rôle de relater le récit et ainsi nous faire part de ce qui se passe à l'intérieur du palais c'est à dire ce dont nous ne pouvons avoir connaissance: "Mais le plus douloureux de tout cela t'échappe(...)La femme est pendue !" (Exodos page 55-56) Ici apparaît un dialogue entre le coryphée qui questionne le messager afin d'en savoir plus sur la mort de Jocaste. Par la même occasion cela permet aux spectateurs de savoir ce qui c'est passé dans l'entre du palais, on assiste là à un dévoilement des espaces cachés voir même censurés.

Contrairement à Sophocle qui lui joue sur le poids des mots afin de nous faire visualiser certaines scènes de par ces descriptions où il fait intervenir certains personnages comme le messager par exemple, Pasolini lui va se détacher de cette matérialité des mots  puisqu'il décide à travers son adaptation cinématographique de ne rien cacher aux spectateurs. En effet, cette notion de censure n’apparaît pas chez le réalisateur, au contraire, il décide de tout montrer, que ce soit l'intérieur du palais, les scènes nuptiales, la peste, les scènes de violences etc. Avec lui l'espace théâtral est visible par tous (matérialité des images). On peut même aller jusqu'à dire que dans son film, Pasolini réinvente l'espace. Pourquoi ? Parce-qu'il se sert de cet espace pour jouer en même temps sur la temporalité de la tragédie qui est censé se dérouler sur une journée alors que dans le film la durée de l'action est beaucoup plus longue. Pasolini déborde de l'espace temps de la tragédie de Sophocle et puise plus largement dans la matière mythologique d'où le dépaysement face à un changement radical d'espace géographique (délocalisation de la Grèce antique de Pasolini dans les montagnes du Maroc du Sud offrant ce degré d'aridité ocre dans un monde archaïque).




Ainsi ce sont tout ces éléments cachés, censurés, contribuant à faire respecter la règle de bienséance chez le dramaturge qui font apparaître l'espace théâtral de manière confuse. Certains personnages vont jouer  un rôle prépondérant dans l'évolution de l'intrigue à travers la fonction de la parole comme le messager ou encore le chœur et ce sont pour les spectateurs tant de messages à déchiffrer à travers la matérialité des mots de Sophocle. 
Chez Pasolini, la confusion de l'espace théâtral s'illustre dans un premier temps avec la structure de la tragédie en tripartie. Ce lien entre la scène et la sphère public n'est plus puisqu'il est ici question d'une oeuvre cinématographique. Le film utilise la vie d'Œdipe à une échelle plus vaste puisque la première partie évoque la petite enfance du héros, transposée à une époque moderne; puis au début de la deuxième partie, on assiste à l'abandon de l'enfant et au moment où le berger corinthien le recueille et le remet à son roi. Ensuite c'est un Œdipe jeune qui est mis en scène à la quête de son identité et ses conséquences. La dernière partie, dont l'espace temps est moderne, montre l'exil d'Œdipe. Tout ces éléments illustrent l'ambivalence de l'espace théâtral qui oscille entre la règle de bienséance de Sophocle où il nous faut déchiffrer les messages et cette volonté de ne rien cacher, de tout montrer prenant ainsi une dimension virtuelle accentué par la matérialité des images que Pasolini préconise. 

Il est clair qu'une tragédie embrassant la même durée et la même matérialité que le film de Pasolini nécessiterait un plus grand nombre de pièces. Néanmoins cela n'exclut pas la série de symboles à déchiffrer qui naît de la confusion de l'espace théâtral exploité dans les deux œuvres. En effet, on peut déceler une multitude de symboles liés à l'espace théâtral dans la pièce de Sophocle. Tout d'abord Delphes qui incarne un lieu divin de par la présence de la Pythie, c'est le lieu où le destin d'Œdipe a été scellé. Ensuite l'espace scénique détient une symbolique politique puisque la pièce se déroule aux portes du palais royal (le palais: cœur politique de la ville), puis on a le chœur qui se porte garant de représenter la cité. Le carrefour est lui aussi un des symboles clés à déchiffrer. C'est le premier indice que Jocaste va donner à Œdipe et qui va le permettre d'avancée dans son enquête. Bien loin d’être un simple lieu c'est aussi l'endroit où il a assassiné son père, le roi Laios. Certains auteurs se sont penchés sur la question du "croisement des deux chemins" et affirment qu'il représenterait la dimension freudienne fusionné avec le complexe d'Œdipe: le "croisement" serait une image des caractères sexuels du père et la mère.

Pour finir il est essentiel de ne pas oublier d'évoquer le cinéma de poésie de Pasolini (langue écrite de la réalité). Traitée sur un mode onirique, la pièce de Sophocle s'inscrit dans le film à la manière d'un scénario inconscient et archaïque, dans lesquelles symboles et silences sont aussi signifiantes que les mots. La transposition de la pièce de Sophocle dans un "univers" primitif et "barbare" traduit, chez Pasolini, une nostalgie du sacré, dont l'oubli ou la négation fonde le tragique moderne. 


Enfin, la question de l'espace théâtral reste très variée selon les deux auteurs même si chez Sophocle l'espace scénique apparaît restreint, ces symboles n'en sont pas pour autant réduits. Quant à Pasolini il réinvente l'espace théâtral à travers son cinéma de poésie et son monde archaïque. Pour ce qui est des lieux, ils possèdent tous dans les deux œuvres des dimensions différentes, qu'ils soient politique, sacré, tragique ou religieux. Avec une symbolique propre à chacun qu'il faut savoir déchiffrer. 



Ruddy LIMA EVORA

1 commentaire:

  1. C'est un travail très fin, avec des analyses pertinentes. Il aurait fallu simplement développer davantage l'aspect de confusion présent dans l'oeuvre de Sophocle. Bravo ! Poursuivez ainsi !

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