vendredi 13 janvier 2017

"C'est une histoire de spatial... - ... Non pas vraiment..."


Parmi tous les types d’art visuels, il y a bien un élément indispensable à leur création et leur mise en place : c’est l’espace. Que ce soit dans l’œuvre de Sophocle ou de Pasolini, l’espace est un des éléments clés et incontournables pour le déroulement de l’histoire. Il permet non seulement de délimiter le cadre spatial dans lequel évoluent les personnages, mais aussi - de par ses multiples facettes - nous dévoiler toute la complexité de ses significations. Si chez Sophocle, l’espace théâtral respecte les règles de la tragédie (les 3 unités), c’est-à-dire que l’histoire se déroule en un seul lieu ; il n’en est pas de même dans l’œuvre de Pasolini qui utilise de multiples espaces pour monter son film. Ainsi, on pourrait se poser la question suivante : comment l'espace théâtral est-il représenté dans les deux œuvres comme un moteur complexe de l’histoire ? Nous verrons tout d’abord comment cet espace théâtral est différencié d’une œuvre à l’autre. Ensuite, nous analyserons par quel moyen il apparaît de manière confuse. Et enfin, nous chercherons comment déchiffrer toute une série de symboles qu’il cache.

Tout d’abord, nous pouvons dire que l’espace théâtral diffère d’une œuvre à l’autre. En effet, tous les artistes ne peuvent pas réaliser une œuvre de la même manière, mais pour tous, cela désigne le lieu où se déroule l’action. C’est ainsi que l’on pose en comparaison l’espace théâtral dans Œdipe Roi de Sophocle et dans « Edipo Ré » de Pasolini. Il détermine le rapport de la ville à ses espaces théâtraux, de la scène à la salle, et des acteurs aux spectateurs… La scène qui est l’espace théâtral premier, est une zone de jeu réservée aux acteurs, chanteurs ou danseurs pour la représentation d'un spectacle. La scène est visible depuis le public, mais peut aussi comporter des zones non visibles. Dans la Grèce antique, l’espace théâtral se situait au creux d’une colline, en forme de fer à cheval. Cela permettait une parfaite diffusion du son, compte tenu site (en extérieur) et de la grandeur du théâtre. De plus, le théâtre se doit de respecter la règle des trois unités : unité de temps – unité d’action – et unité de lieu, de telle sorte dans la pièce de Sophocle, l’histoire se déroule uniquement à l’intérieur et aux alentours du palais de Thèbes : « Devant le Palais d’Œdipe » (Didascalies du Prologue p.1), « Il rentre dans le Palais avec Créon » (Didascalies p.16), « Notre illustre ville, à Thèbes » (Parados p.16), « Et la Cité » (p.17).
Dans le film de Pasolini, l’espace théâtral n’est plus représenté comme dans l’œuvre de Sophocle. En effet, nous avons changé de siècle et de style de représentation. Bien que la modernité garde encore le théâtre et sa scène de spectacle comme lieu de représentation par excellence, les grandes découvertes et les progrès techniques, ont permis de représenter des scènes par le tournage. Ainsi, l’espace théâtral où jouaient les acteurs ne se retrouve plus sur une scène mais derrière un écran. Dans « Edipo Ré », Pasolini effectue un réécriture de la pièce de Sophocle. Son film – symbole du cinéma de poésie – façonne la tragédie antique pour en faire un film autobiographique. Variant les espaces (Italie contemporaine, Grèce antique) Pasolini accorde à ce dernier élément une valeur non négligeable. On peut noter que dans « Edipo Ré », l’espace théâtral apparaît plus complexe. En effet, on pourrait imaginer qu’il est implicitement présent, déjà dans la première partie du film, si l’on considère l’aspect autobiographique - qui fait qu’on retrouve le rôle de Pasolini en tant qu’acteur - de sa vie (ce qui correspondrait à un acteur sur la scène). Il y est signifié par certains lieux dans le prologue : le pré, le berceaux, les bras de sa mère… Cet élément théâtral est également présent dans la seconde partie, où il y est le plus explicite, compte tenu de la fidélité du scénariste par rapport à la tragédie de Sophocle. On le note lorsqu’on passe d’une Italie contemporaine à une Grèce antique avec une vue en contre-plongée sur la stèle annonçant la ville de Thèbes. Enfin, il est possible d’interpréter dans le dernier moment du film la présence de cet espace théâtral si l’on reprend l’idée de Pasolini avec « le cinéma de poésie » lorsqu’après que Tirésias ait donné sa flute à Œdipe, ce-dernier incarne un rôle symbolique tout comme le devin : aveugle et poète, comme si, après avoir voyagé sur le chemin de sa vie, retourne à sa ville natale.

Ensuite, cet espace théâtral apparaît de manière très confuse. Chez Sophocle, de nombreux éléments demeurent ‘non-dits’, ce qui n’aide pas forcément à la compréhension du spectateur. Respectant la règle de la bienséance dans son œuvre, une liste d’actions sont uniquement limités à la parole. Par exemple, c’est à travers les paroles du Messager qu’est racontée la mort de Jocaste et l’aveuglement d’Œdipe ; les morts ravagés par la peste ne sont pas montrés dans la pièce de Sophocle, ils sont évoqués par le Prêtre dans le Prologue. Cependant, comme son rôle l’indique, le Chœur est le seul personnage de la pièce à pouvoir dialoguer avec le public. Il est le seul et l’unique à être capable de briser le quatrième mur. En s’adressant aux spectateurs, il leur fait partager ce que les personnages ne peuvent pas, comme si les spectateurs et les personnages étaient dans deux mondes totalement différents et que le seul lien entre les deux était le Chœur. Pour exemple, les citations suivantes illustrent parfaitement l’explication : « Et la Cité se meurt en ces morts sans nombre… Epouses et mère aux cheveux blancs partout affluent au pied des autels », « Il avait visé au plus haut. Il s’était rendu maître d’une fortune et d’un bonheur complets ». Ainsi, du fait que beaucoup de choses demeurent cachées aux yeux des spectateurs, mais qu’il réside tout de même une connexion entre eux et un membre de la scène, nous pouvons parler d’ambivalence voire de sentiment de confusion de l’espace théâtral.
Dans le film de Pasolini, il est déjà possible d’évoquer la complexité de la structure tripartite, qui nous apparaît à nous spectateurs, très confuse de prime abord. Dans « Edipo Ré », l’espace théâtral ne sera plus ce lien entre les spectateurs et la scène puisqu’il s’agit à présent d’une œuvre filmique. L’espace théâtral sera évidemment coupé du lien avec son publique mais apparaîtra tout de même dans le film : à partir du noyau de la pièce, nous allons nous focaliser spécialement sur la seconde partie du film, c’est-à-dire le retour à la mythologie, aux origines gréco-antiques. On découvre que, contrairement à la pièce de Sophocle, Pasolini filme une multitude d’endroits - qu’on pourrait considérer comme des espaces théâtraux puisqu’il s’agit de lieux où jouent les acteurs. En effet, dans la seconde partie du film (celle qui reste fidèle à la tragédie de Sophocle), Pasolini ne se cantonne pas qu’aux alentours du Palais de Thèbes. Il accorde à Œdipe un réel parcours de sa vie ; on note les différents lieux qu’il traverse : Corinthe, Thèbes, Delphes, le désert, les routes, le labyrinthe… Une autre confusion pourrait éveiller l’esprit du lecteur : le fait que l’histoire est supposée se dérouler en Grèce antique alors que le tournage s’est effectué au Maroc, dans des sortes de temples anciens. Pourtant, suivant les pas d’Œdipe continuellement, nous pouvons dire que le spectateurs est toujours présent, comme au théâtre. Mais n’est-ce pas, justement, ce rôle que la caméra nous accorde ? Elle qui suit, comme sur la scène, tous les faits et gestes du personnage. Nous pourrions, de cette manière, souligner une certaine confusion dans le sens où, bien que l’espace théâtral ait supprimé, chez Pasolini, un lien entre les spectateurs et la scène ; il n’en demeure pas moins présent dans toute sa complexité, à travers les lieux et le rôle de cette caméra subjective qui se substitue aux yeux du spectateur.

Enfin, l’espace théâtral révèle une série de symboles à déchiffrer. En effet, nous pouvons déjà relever chez Sophocle une multitude de symboles étant liés à l’espace théâtral. Tout d’abord, Delphes : il s’agit du lieu où se trouve l’oracle d’Apollon, la Pythie. Œdipe l’évoque dès le Prologue « à Phyto, chez Phoebos » p.13, le Chœur également l’évoque « que viens-tu apporter de Phyto » p.16. De cette façon, Delphes incarne le lieu où tous les personnages se retrouvent ; il symbolise la tragédie car il est le lieu où le destin a été scellé par la parole de l’oracle. C’est également un rappel de la présence divine d’Apollon. Le carrefour est aussi un des symboles clés à déchiffrer : « au croisement des deux chemins » - dit Jocaste p.36. Il s’agit évidemment de l’adolescence d’Œdipe, le croisement entre l’enfance et l’âge adulte. C’est aussi le premier indice que Jocaste donne inconsciemment à Œdipe, qui va le guider à élucider son enquête. Il s’agit également du croisement où il s’est battu avec le roi Laïos, son père. Se battre avec son père, exactement à ce croisement-ci pourrait également représenter la dimension freudienne avec le complexe d’Œdipe : le ‘croisement’ serait une image des caractères sexuels du père et de la mère ; et donc pour prendre la place du père, Oedipe va devoir le tuer.
Chez Pasolini, d’autres espaces sont symboliques. Tout d’abord, la chambre nuptiale : il s’agit de l’espace de l’intime, lorsqu’Œdipe rejoint Jocaste, nous pouvons voir que le décor est représentatif du lieu même mais aussi des deux personnages : les rideaux rouges représentent le désir. Il s’agit également du lieu où, pour la première fois, Œdipe l’appelle « Mère » lors d’une scène d’amour, mais on a presque l’impression qu’il s’agit d’un viol puisqu’il a un excès de violence. Cela rappelle bien évidemment la transgression incestueuse que Pasolini chercher à mettre en évidence, donc elle n’est pas seulement évoquée comme chez Sophocle mais elle est aussi montrée. Un autre lieu, accordé au personnage de Jocaste serait le pré où elle joue avec ses amies, dans le prologue ; il est aussi rappelé dans la partie mythologique avec le jardin du Palais où elle se divertie avec ses servantes. Ces passages représentent la féminité de la mère mais aussi intègrent grâce à la scène dans le prologue, ce rappel et ce lien entre Jocaste et son fils (qui la regarde dès tout petit, allongé sur l’herbe). Enfin, il est nécessaire d’évoquer ce « cinéma de poésie » que Pasolini tend à nous montrer tout le long de son film. Un filtre orange est utilisé pour marquer la différence entre le film et l’espace réel ; notamment dans le désert (paysages marocain filmés en panoramas) : lorsque le serviteur abandonne Œdipe étant bébé ; ou bien lorsqu’il parcourt les montagnes. Ainsi, Pasolini souligne cette dimension archaïque, comme si l’on était hors du temps afin d’illustrer un monde encore naturel, différent du moderne.

Pour conclure, nous pouvons dire que l’espace théâtral, représente un moteur complexe de l’histoire ; En effet, ayant de multiples facettes, nous passons d’un espace théâtral simplement technique, à un espace théâtral chargé de confusion et de symboles.

Lauren C

1 commentaire:

  1. C'est une excellente analyse ! Bravo ! Attention aux quelques fautes d'orthographe...
    Poursuivez ainsi ! :)

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