lundi 16 janvier 2017

L'espace théâtral est au centre de la création tragique originelle. C'est à partir d'un espace scénique, visible et concret, que l'espace dramatique et fictif naît. L'espace théâtral se compose de ces deux derniers auquel vient s'ajouter l'espace du public (le theatron ou koilon) et l'orchestra du chœur parfois. Naturellement, l'exploitation de cet espace est plus évidente dans la pièce de Sophocle, Œdipe Roi, que dans la réécriture filmique de Pasolini. Néanmoins, nous nous intéresserons à la manière par laquelle l'espace théâtral est exploité dans les deux œuvres, nous verrons que bien que cet espace soit en apparence confus, il regorge en réalité de symboles forts qu'il faut déchiffrer. Pour cela nous mettrons en évidence l'espace théâtral dans les deux genres que nous offrent Sophocle et Pier Paolo Pasolini, puis nous ferons valoir sa dimension symbolique.


            « Thèbes » (p12), « Corinthe » (p43), « la région du Cithéron» (p51) etc. sont autant de lieux dans lesquelles Œdipe s'aventure. La pièce de Sophocle prend place seulement à Thèbes et ne représente pas tout le  périple d'Oedipe afin d'être en phase avec les exigences spatiales de l'illusion théâtrale. En clair, l'espace scénique marque sa présence par les limites qu'il impose. Sophocle s'adapte à ces limites en décidant de raconter certains épisodes dans des récits : notamment celui de Jocaste (p.36) et celui du Corinthien et du serviteur (p51-53) qui rapportent le sort de l'enfant du roi « jet[é] sur un mont désert ». Le film italien Edipo Re, quant à lui, n'a pas de limites spatiales car les yeux du publics se déplacent au dos du caméra man selon la volonté du réalisateur. Le spectateur peut donc explorer l'interminable désert marocain (~28min) comme l'intimité d'une chambre conjugale. Même si l'espace dramatique semble prévaloir sur l'espace scénique, le «décor » qu'installe Pasolini rappelle parfois l'univers théâtral. Ainsi, la première image du film est un plan fixe sur un balcon avec une fenêtre et ses rideaux rappelant à la fois les typiques rideaux rouges du théâtre et la position du spectateur qui est, quand le quatrième mur n'est pas constamment brisé, bel et bien celle du voyeur.

    Nous retrouvons dans les genres des deux œuvres une certaine mise en scène que trahit parfois le spectaculaire. En effet, ce que l'on cherche à faire voir est mis en lumière par ceux qui voient. Chez Pasolini, cela se traduit par le rapport entre les foules et les personnages principaux faisant ainsi ressortir un espace théâtral. Lorsque Œdipe est porté à Polybe (~14min) il rentre, en d'autres termes, en scène. Acclamé, montré aux yeux de tous, présenté au peuple comme on présenterait un nouveau personnage au public, l'apparition de celui qui devrait devenir roi de Corinthe marque également le début d'une histoire. Plusieurs fois cet espace théâtral est représenté, notamment lorsque Œdipe se rend à Delphes (~23min). Le schéma théâtral est clairement montré, entre le peuple, alias le public, qui regarde la scène qui n'est autre que l'espace sacré où l'histoire se joue. Apparaît donc Œdipe et parce qu'il contamine, il se distingue des autres, d'un public qui fait peser sur lui une curiosité morbide: il joue le grand rôle du personnage principal tragique. S'en suivent comme des tableaux plusieurs « scénettes » dont la représentation est facilitée par les moyens que met à disposition le film : des hommes dansent, Œdipe rencontre une prostituée qu'il fuit, il assiste à un mariage. Ces événements sommaires télé-transportent Œdipe dans multiples espaces sans liens logiques ce qui peut susciter une certaine confusion auprès du spectateur qui observe. Enfin, le combat interminable qu'entreprend Œdipe est spectaculaire et presque comique (s'apparente aux pantomimes pathétiques). Sans jongler avec des espaces dépaysants, Sophocle exploite naturellement un espace scénique. La mise en scène apparaît dans les didascalies complémentant les dialogues. Il s'agit bien d'occuper l'espace symboliquement et de manière réfléchie comme le montre les passages suivants : (p33) « Jocaste apparaît au seuil du palais et s'interpose entre Œdipe et Créon », (p50) « Par la gauche entrent deux esclaves conduisant un vieux berger », (p29) « Créon arrive par la droite ». Néanmoins, cette configuration de l'espace n'est pas nécessairement évidente pour les spectateurs qui ne comprennent pas forcément comment Sophocle organise les va-et-vient des comédiens et surtout quels raisons se cachent derrière ses choix. L'espace théâtral purement scénique est également mis en avant par l'intervention du chœur. Ainsi, le lecteur de la pièce de Sophocle s'imagine le chœur à défaut d'être dans un théâtre physique : (p16) « Entre le chœur des Vieillards ». Une place est attribuée au jeu, aux spectateurs et au chœur qui joue l’intermédiaire notamment grâce au coryphée.
    S'établit ainsi  un dialogue entre les différents composants de l'espace théâtral. En effet, au fur-et-à-mesure qu'avance l'histoire se dessine progressivement le visage hors-scène du coupable du meurtre de Laïos grâce aux questions posées sur scène. L'espace du public et celui de la scène diffèrent par la connaissance que l'un semble avoir au dépit de l'autre, qui, à la fin, le rattrapera. Autre jeu avec l'espace de la scène, l'espace du public et le hors-scène est naturellement celui qu'impose la bienséance. Au cinquième épisode, la mort de Jocaste et le châtiment spectaculaire que s'inflige Œdipe ne se passent pas sur scène mais sont racontés au public par le messager et le coryphée. Bien que le départ précipité d'Oedipe qui (p53) « se rue dans le palais » après que Jocaste soit elle-même (p49) « rentré[e], éperdue » provoque avec le triste chant du chœur quelques suspicions auprès du spectateur, ceux-ci ne découvrent les événement seulement grâce au jeu sur scène. L'hors-scène fait autant partie de l'espace théâtral en agissant sur l'imaginaire du spectateur et en rapportant, plus concrètement, des faits marquants. Ainsi, au delà de l'illusion théâtrale, une sorte de double énonciation constante fait le lien entre les différents espaces constitutifs de l'espace théâtral. Dans le film de Pasolini ce dialogue entre espaces agit sans arrêt. Un film ne peut être fait indépendamment de son public, l'espace scénique et le chœur s'inscrivent par ailleurs dans un espace plus large sorti directement de l'imaginaire du réalisateur. Ainsi Pasolini compose un univers par associations d'images empruntées de scènes réalistes de l'Italie des années vingt, du désert du Maroc puis de l'Italie de années 60, notamment avec église, un paysage industriel et un pré. Lorsque Jocaste regarde l’objectif de la caméra (~3min) elle cherche à voir le spectateur et à briser la barrière qui définit l’espace scénique et le public. En plus de figurer dans le film par l’intermédiaire du chœur (attroupements et chants), le public est inclus, invité dans l’espace théâtral. Dans ces jeux d’inclusions et d’exclusions, d’emprunts et d’imagination, il est difficile d’identifier un espace théâtral autre que l’espace que cherche à faire voir et qu’englobe l’univers de Pasolini tout entier.

    Néanmoins, cette prime confusion révèle en fait toute une série de symboles qu’il faut déchiffrer.

    Pourquoi, par exemple, ne voit-on pratiquement jamais Jocaste à l’extérieur du palais dans le film de Pasolini? A part la première apparition de la reine sur sa charrette royale, Jocaste s’aventure tout au plus dans le jardin du palais. Une opposition symbolique entre extérieur et intérieur est en effet faite dans les deux œuvres.  Le prologue de Sophocle se joue devant le palais et les témoins Thébains. Cette scène prend donc les allures officielles d’une déclaration publique. Dans le film de Pasolini celle-ci se joue également dans le seuil du palais. Pareillement, lorsque Tirésias vient à l’encontre d’Oedipe, un travelling avant offre un plan d’ensemble sur la façade du palais où trône Oedipe.  Dans ce monde extérieur, Oedipe incarne le pouvoir. Lorsque le choeur exprime son désarroi dans le premier épisode de la pièce de Sophocle, Oedipe «sort du palais et s’adresse au Choeur du haut de son seuil» (p19). A la limite entre le monde extérieur et celui du palais, Oedipe fait planer un mystère sur ce que qui se passerait ou se cacherait dans l’espace auquel il a seul accès. Sophocle ne fait jouer les acteurs qu’en dehors des murs du palais et nous bloque ainsi l’accès à cet espace intérieur. De l’extérieur surgissent les tentatives de percer la vérité. C’est à l’extérieur que se fait l’arrivée de Tirésias qui se présente à Oedipe (p24: «en moi vit la force du vrai»), c’est également à l’extérieur que Oedipe apprend par le servant la vérité sur ses origines et son évidente culpabilité dans les deux pièces: (4ème épisode) «Hélas, hélas ! Ainsi tout à la fin serait vrai ! Ah ! lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois, puisque aujourd'hui, je me révèle le fils de qui je ne devais pas naître, l'époux de qui je ne devais pas l'être, le meurtrier de qui je ne devais pas tuer ! (Il se rue dans le palais)». A chaque fois que le couple royal vit des sensations intenses dans l’espace dramatique, ils paraissent chercher refuge dans le palais. Dans l’épisode deux, alors que tous leurs espoirs sur la culpabilité d’Oedipe reposent sur le valet, «ils rentrent ensemble dans le palais». Dans le 5ème épisode, en guise de protection « on ramène les fillettes dans le gynécée [appartement des femmes dans les maisons grecques et romaines], tandis qu'on fait rentrer Oedipe par la grande porte du palais.

     Le palais protège l’intimité de son intérieur du regard critique et pesant de l’opinion publique. Il est le lieux du privé où se déroulent tous les crimes. C’est le lieu souillé, l’intérieur néfaste qui contamine Thèbes. Si la lumière brûlante du désert couvre Thèbes, à  l’ombre du palais Jocaste et Oedipe agissent sans honte. C’est pour cela que Pier Paolo Pasolini interpose des scènes de la vie conjugale avec des images de cadavres pestiférés. Il cherche à mettre en lumière un rapport de causalité entre ces deux espaces. Ce qui se dit dans le palais chez Sophocle ne se sait pas,  à part la mort de Jocaste et l’énucléation d’Oedipe qui ont résonné sur les murs vides. En effet, le palais est un lieu de honte où réside le secret intérieur à Oedipe et à Thèbes. C’est l’espace tragique de l’inceste et du suicide mais c’est à la fois le seul refuge face à la lumière insupportable qui agresse Oedipe et qui finit par le faire se percer les yeux. Celle-ci est montrée dans le film par des effets de la lumière saturée sur la lunette de l’objectif et dans la pièce de théâtre de Sophocle par les paroles d’Oedipe: (p59) «Mes yeux, à moi, du moins ne les reverront pas, non plus que cette ville, ces murs, ces images sacrées exclus de nos dieux, dont je me suis exclu moi-même".

    Autant dans le film de Pasolini que dans la pièce de Sophocle, la figure de la mère est réifiée par l’espace - le pré des premiers et derniers instants de l’Oedipe de Pasolini et les métaphores spatiales qu’emploie Sophocle pour désigner ce qu’est fait de l’image maternelle avec: (p54) «Ainsi la chambre nuptiale a vu le fils après le père entrer au même port terrible!», «comment le champ labouré par son père a-t-il pu si longtemps, sans révolte [...] supporter". La chambre nuptiale est également dans le film de Pasolini chargée de symbolique. Elle est en effet le lieu des premières jalousies entre le père et le fils, elle est le lieu 'où Oedipe est chassé et en le reconquérant, ce lieu marque la revanche d'Oedipe. Enfin esi elle est le lieu du crime elle est aussi le lieu du châtiment. En clair, en concentrant l'essentiel de l'action dramatique, ce lieu se présente comme l'espace dramatique majeur de l'espace théâtral.


 L'exploitation de l'espace théâtral joue autant sur l'espace physique et l'espace fictif, comme l'espace du récepteur. Ainsi, si l'exploitation de l'espace physique se confronte à quelques limites, l'espace dramatique s'alimente essentiellement de l'imagination du metteur en scène ou du réalisateur. La configuration de l'espace théâtral n'est pas anodine mais au contraire elle est significative. Si Pasolini et Sophocle ne partent pas d'un espace scénique identique ils concèdent à l'espace fictif des symboliques semblables. Le personnage d'Oedipe toujours à la limite des espaces assure la communication entre ces derniers et fait d'eux des espaces tragiques.

1 commentaire:

  1. C'est une analyse très fine. Bravo ! Attention aux quelques fautes d'orthographe.

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