dimanche 5 février 2017

Triple autoportrait de Norman Rockwell


Si Les Faux-Monnayeurs étaient un tableau, ce serait Triple autoportrait de Norman Rockwell.

Dans cette huile sur toile, l'illustrateur américain Norman Rockwell se peint en train de dessiner son autoportrait. Le titre du tableau s'explique du fait qu'on puisse y voir trois fois le portrait du peintre dans une sorte de mise en abyme. En effet, au premier plan, le peintre est vu de dos, puis dans le deuxième plan, on peut le voir représenté sur la toile sur laquelle son premier autoportrait dessine, enfin, un miroir dévoile le visage du peintre du tableau. En clair, Norman Rockwell se dessine trois fois. Nous pourrions comparer ce tableau au roman d'André Gide dans la mesure où André Gide fonde son roman sur une mise en abyme. A Saas-Fée, Laura, Sophroniska, Bernard et Edouard discutent du futur roman d'Edouard (p188) « Ce titre pourtant semblait annoncer une histoire… ? - Oh ! Dites-nous ce titre, dit Laura. -Ma chère amie, si vous voulez… Mais je vous avertis qu'il est possible que j'en change. Je crains qu'il ne soit un peu trompeur… Tenez, dites-le-leur, Bernard : -Vous permettez ?… Les Faux-Monnayeurs, dit Bernard. Mais maintenant, à votre tour, dites-nous : ces faux monnayeurs… qui sont-ils ? ».
Le roman Les Faux-Monnayeurs raconte l'histoire d'un romancier qui écrit lui-aussi une histoire intitulée Les Faux-Monnayeurs. En narrant le processus de la conception de ce livre, on peut dire qu'André Gide fait un autoportrait. Son avatar dans le livre serait donc Edouard soit le premier autoportrait dessiné par Norman Rockwell au premier plan. En effet, tous deux se trouvent, à l'heure où André Gide écrit, en train de travailler sur un roman. Son deuxième autoportrait serait celui qu'Edouard fait de lui dans son roman, autrement dit, Audibert. Dans le tableau de Norman Rockwell il serait l'ébauche de son autoportrait au crayon sur la toile. A la question de Bernard (« Ces faux monnayeurs… qui sont-ils ? »), nous pourrions répondre aussi bien les personnages du roman d'Edouard comme Eudolfe ou Georges, c'est-à-dire les personnages des Faux-Monnayeurs de Gide. L'histoire des Faux-Monnayeurs d'Edouard s'écrit au fur-et-à-mesure que les événements s'écoulent comme le montre cet extrait : (p350) « - Et qu'est-ce qu'il devient ensuite ? - Je ne sais pas encore. Cela dépend de toi. Nous verrons. - Alors, si je vous comprends bien, c'est moi qui dois vous aider à continuer votre livre. » Après les avertissements et menaces au sujet de ceux qui font circuler de la fausse-monnaie que M.Profitendieu fait en s'adressant à Edouard, Edouard se voit prévenir Georges du danger menaçant. Peut-être pour lui donner du recul ou pour prendre en compte ses impressions, Edouard fait que Georges lise un extrait des Faux-Monnayeurs. Le choix de Goerges de devenir un (p350) « honnête garçon » ou pas définira la suite du roman d'Edouard. Nous avons affaire avec un livre dans un livre et donc l'extrait qui suit et donc extrait d'un livre (fictif), extrait du roman d'André Gide : (p348) « « Il y avait dans cet enfant toute une région ténébreuse, sur laquelle l'affectueuse curiosité d'Audibert penchait » ». Ces paroles ouvrent la porte sur le sentiment d'Audibert envers Eudolfe qui traduisent en fait le sentiment d'Edouard vis-à-vis de Georges et trahissent à la fois les considérations d'André Gide à l'égard des ses personnages. C'est donc un triple autoportrait. Quant à André Gide, l'histoire avance, bien évidemment, au même temps qu'il l'écrit.
Or, un autoportrait diffère d'un portrait notamment par le fait qu'il ne soit jamais objectif. Cette subjectivité caractérise, selon moi, Les Faux-Monnayeurs d'André Gide. A force d'autoportraits, on pourrait dire qu'il y a une accumulation de subjectivité. En effet, le narrateur omniscient dans le roman d'André Gide se permet de faire parfois quelques apartés, quelques commentaires qui marquent sa présence : (p43) « Non, ce n'était pas chez sa maîtresse que Vincent Molinier s'en allait ainsi chaque soir. Encore qu'il marche vite, suivons-le ». Edouard raconte et commente à sa façon les événements de l'histoire sur son journal en parlant autant des personnages des Faux-Monnayeurs de Gide, notamment de lui, que des personnages de son roman comme le montre cet extrait : (p93) « « Il sera difficile, dans Les Faux-Monnayeurs, de faire admettre que celui qui jouera ici mon personnage ait pu, tout en restant en bonnes relations avec sa sœur, ne connaître pas ses enfants. » ». L'image donnée d'Edouard dépend du narrateur, de même, l'image d'Audibert dépend d'Edouard ainsi que l'image d'Eudolfe par exemple. Bien que ces (auto)portraits veuillent décrire le même personnage, comme le Triple autoportrait de Norman Rockwell, ils le font de manière différente. Norman Rockwell est dessiné de dos de manière caricaturale et peu flatteuse (fesses en arrière, posture exagérée, mouchoir blanc pendant etc.), de face avec un reflet du miroir qui se veut réaliste mais qui n'est en vrai que le reflet d'une caricature, et un dessin idéal au crayon à papier. Dans le roman d'André Gide, les impressions que l'on a des personnages viennent souvent des personnages eux-mêmes et s'entre-nourrissent. Dans l'extrait suivant, par exemple, une impression de Bernard est donnée. Évidemment celle-ci ne fait qu'ajouter de la subjectivité dans le roman puisqu'elle n'exprime rien d'autre qu'une opinion : (p216) « Je trouve sur un carnet quelques phrases où je notais ce que je pensais de lui précédemment : « J'aurais dû me méfier d'un geste aussi excessif que celui de Bernard au début de son histoire. Il me paraît à en juger par ses dispositions subséquentes, qu'il y a comme épuisé toutes ses réserves d'anarchie, qui sans doute se fussent trouvées entretenues s'il avait continué de végéter, ainsi qu'il sied, dans l'oppression de sa famille. » ». Cette subjectivité est possible grâce au fait que les personnages maintiennent des carnets, s'échangent des lettres ou grâce au roman qu'Edouard écrit par exemple. Un personnage reflète l'autre en le décrivant mais il ne donne en vérité au lecteur que le portrait fait d'impressions de l'autre et non pas l'autre comme il est en réalité. De même, comme nous l'avons dit ci-dessus, dans l'huile sur toile de Norman Rockwell est reflétée que l'image que Norman Rockwell se fait de lui-même. Lorsqu'on s'écrit, comme le fait quelque part André Gide, on oscille entre l'idéalisation (illustrée par le dessin au crayon à papier) et l'image peu flatteuse qu'on se fait de nous même par souci de représenter avec exactitude qui nous sommes, par souci de nous représenter tel quel (miroir dans le tableau de Norman Rockwell).
Sur la partie supérieure du tableau de l'illustrateur américain, nous pouvons remarquer des images. Celles-ci sont des petites reproductions d'autres plus anciens autoportraits (notamment celui d'Albrecht Dürer, de Rembrandt et de Van Gogh). Pareillement, André Gide prend en compte ce qui a été fait auparavant pour tracer la ligne que suivra son roman : (p184) « et bien ! Je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu'Athalie, que Tartuffe ou que Cinna ». La fumée qui sort de la poubelle à droite de Norman Rockwell est un rappel d'un incendie dramatique qui affecta Norman Rockwell en détruisant nombre de ses œuvres. Le suicide du jeune Boris, lui aussi, dramatique affecte également les personnages des Faux-Monnayeurs comme le lecteur. Il met un terme à la participation au commerce des fausses monnaies de la bande de Georges. C'est, en d'autres termes, sur cela que l'histoire des Faux-Monnayeurs finit comme l'oeuvre de Norman Rockwell.


1 commentaire:

  1. Un écrit très bien argumenté, sur le thème de la mise en abyme. Bravo !

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