Si Les
Faux-Monnayeurs étaient un tableau, ce serait Triple
autoportrait de Norman Rockwell.
Dans cette huile sur toile, l'illustrateur
américain Norman Rockwell se peint en train de dessiner son
autoportrait. Le titre du tableau s'explique du fait qu'on puisse y
voir trois fois le portrait du peintre dans une sorte de mise en
abyme. En effet, au premier plan, le peintre est vu de dos, puis dans
le deuxième plan, on peut le voir représenté sur la toile sur
laquelle son premier autoportrait dessine, enfin, un miroir dévoile
le visage du peintre du tableau. En clair, Norman Rockwell se dessine
trois fois. Nous pourrions comparer ce tableau au roman d'André Gide
dans la mesure où André Gide fonde son roman sur une mise en abyme.
A Saas-Fée, Laura, Sophroniska, Bernard et Edouard discutent du
futur roman d'Edouard (p188) « Ce titre pourtant semblait
annoncer une histoire… ? - Oh ! Dites-nous ce titre, dit
Laura. -Ma chère amie, si vous voulez… Mais je vous avertis qu'il
est possible que j'en change. Je crains qu'il ne soit un peu
trompeur… Tenez, dites-le-leur, Bernard : -Vous
permettez ?… Les Faux-Monnayeurs, dit Bernard. Mais
maintenant, à votre tour, dites-nous : ces faux monnayeurs…
qui sont-ils ? ».
Le roman Les Faux-Monnayeurs raconte
l'histoire d'un romancier qui écrit lui-aussi une histoire intitulée
Les Faux-Monnayeurs. En narrant le processus de la conception de ce
livre, on peut dire qu'André Gide fait un autoportrait. Son avatar
dans le livre serait donc Edouard soit le premier autoportrait
dessiné par Norman Rockwell au premier plan. En effet, tous deux se
trouvent, à l'heure où André Gide écrit, en train de travailler
sur un roman. Son deuxième autoportrait serait celui qu'Edouard fait
de lui dans son roman, autrement dit, Audibert. Dans le tableau de
Norman Rockwell il serait l'ébauche de son autoportrait au crayon
sur la toile. A la question de Bernard (« Ces faux monnayeurs…
qui sont-ils ? »), nous pourrions répondre aussi bien les
personnages du roman d'Edouard comme Eudolfe ou Georges, c'est-à-dire
les personnages des Faux-Monnayeurs de Gide. L'histoire des
Faux-Monnayeurs d'Edouard s'écrit au fur-et-à-mesure que les
événements s'écoulent comme le montre cet extrait : (p350)
« - Et qu'est-ce qu'il devient ensuite ? - Je ne sais pas
encore. Cela dépend de toi. Nous verrons. - Alors, si je vous
comprends bien, c'est moi qui dois vous aider à continuer votre
livre. » Après les avertissements et menaces au sujet de ceux
qui font circuler de la fausse-monnaie que M.Profitendieu fait en
s'adressant à Edouard, Edouard se voit prévenir Georges du danger
menaçant. Peut-être pour lui donner du recul ou pour prendre en
compte ses impressions, Edouard fait que Georges lise un extrait des
Faux-Monnayeurs. Le choix de Goerges de devenir un (p350) « honnête
garçon » ou pas définira la suite du roman d'Edouard. Nous
avons affaire avec un livre dans un livre et donc l'extrait qui suit
et donc extrait d'un livre (fictif), extrait du roman d'André Gide :
(p348) « « Il y avait dans cet enfant toute une région
ténébreuse, sur laquelle l'affectueuse curiosité d'Audibert
penchait » ». Ces paroles ouvrent la porte sur le
sentiment d'Audibert envers Eudolfe qui traduisent en fait le
sentiment d'Edouard vis-à-vis de Georges et trahissent à la fois
les considérations d'André Gide à l'égard des ses personnages.
C'est donc un triple autoportrait. Quant à André Gide, l'histoire
avance, bien évidemment, au même temps qu'il l'écrit.
Or, un autoportrait diffère d'un portrait
notamment par le fait qu'il ne soit jamais objectif. Cette
subjectivité caractérise, selon moi, Les Faux-Monnayeurs d'André
Gide. A force d'autoportraits, on pourrait dire qu'il y a une
accumulation de subjectivité. En effet, le narrateur omniscient dans
le roman d'André Gide se permet de faire parfois quelques apartés,
quelques commentaires qui marquent sa présence : (p43) « Non,
ce n'était pas chez sa maîtresse que Vincent Molinier s'en allait
ainsi chaque soir. Encore qu'il marche vite, suivons-le ».
Edouard raconte et commente à sa façon les événements de
l'histoire sur son journal en parlant autant des personnages des
Faux-Monnayeurs de Gide, notamment de lui, que des personnages de son
roman comme le montre cet extrait : (p93) « « Il
sera difficile, dans Les Faux-Monnayeurs, de faire admettre que celui
qui jouera ici mon personnage ait pu, tout en restant en bonnes
relations avec sa sœur, ne connaître pas ses enfants. » ».
L'image donnée d'Edouard dépend du narrateur, de même, l'image
d'Audibert dépend d'Edouard ainsi que l'image d'Eudolfe par exemple.
Bien que ces (auto)portraits veuillent décrire le même personnage,
comme le Triple autoportrait de Norman Rockwell, ils le font de
manière différente. Norman Rockwell est dessiné de dos de manière
caricaturale et peu flatteuse (fesses en arrière, posture exagérée,
mouchoir blanc pendant etc.), de face avec un reflet du miroir qui se
veut réaliste mais qui n'est en vrai que le reflet d'une caricature,
et un dessin idéal au crayon à papier. Dans le roman d'André Gide,
les impressions que l'on a des personnages viennent souvent des
personnages eux-mêmes et s'entre-nourrissent. Dans l'extrait
suivant, par exemple, une impression de Bernard est donnée.
Évidemment celle-ci ne fait qu'ajouter de la subjectivité dans le
roman puisqu'elle n'exprime rien d'autre qu'une opinion : (p216)
« Je trouve sur un carnet quelques phrases où je notais ce que
je pensais de lui précédemment : « J'aurais dû me
méfier d'un geste aussi excessif que celui de Bernard au début de
son histoire. Il me paraît à en juger par ses dispositions
subséquentes, qu'il y a comme épuisé toutes ses réserves
d'anarchie, qui sans doute se fussent trouvées entretenues s'il
avait continué de végéter, ainsi qu'il sied, dans l'oppression de
sa famille. » ». Cette subjectivité est possible grâce
au fait que les personnages maintiennent des carnets, s'échangent
des lettres ou grâce au roman qu'Edouard écrit par exemple. Un
personnage reflète l'autre en le décrivant mais il ne donne en
vérité au lecteur que le portrait fait d'impressions de l'autre et
non pas l'autre comme il est en réalité. De même, comme nous
l'avons dit ci-dessus, dans l'huile sur toile de Norman Rockwell est
reflétée que l'image que Norman Rockwell se fait de lui-même.
Lorsqu'on s'écrit, comme le fait quelque part André Gide, on
oscille entre l'idéalisation (illustrée par le dessin au crayon à
papier) et l'image peu flatteuse qu'on se fait de nous même par
souci de représenter avec exactitude qui nous sommes, par souci de
nous représenter tel quel (miroir dans le tableau de Norman
Rockwell).
Sur la partie supérieure du tableau de
l'illustrateur américain, nous pouvons remarquer des images.
Celles-ci sont des petites reproductions d'autres plus anciens
autoportraits (notamment celui d'Albrecht Dürer, de Rembrandt et de
Van Gogh). Pareillement, André Gide prend en compte ce qui a été
fait auparavant pour tracer la ligne que suivra son roman :
(p184) « et bien ! Je voudrais un roman qui serait à la
fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi
particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi
fictif qu'Athalie, que Tartuffe ou que Cinna ». La fumée qui
sort de la poubelle à droite de Norman Rockwell est un rappel d'un
incendie dramatique qui affecta Norman Rockwell en détruisant nombre
de ses œuvres. Le suicide du jeune Boris, lui aussi, dramatique
affecte également les personnages des Faux-Monnayeurs comme le
lecteur. Il met un terme à la participation au commerce des fausses
monnaies de la bande de Georges. C'est, en d'autres termes, sur cela
que l'histoire des Faux-Monnayeurs finit comme l'oeuvre de Norman
Rockwell.
Un écrit très bien argumenté, sur le thème de la mise en abyme. Bravo !
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