mardi 14 février 2017

Les faux-monnayeurs d'André Gide :

Qui sont ces faux-monnayeurs ?

p 196 : « Est-ce que vous croyez qu'on peut aimer l'enfant d'un autre autant que le sien propre, vraiment ? » Bernard interroge Laura, après qu'elle lui ait dévoilé son intention de retourner auprès de son mari. Cette question fait autant référence à la situation de Bernard avec M. Profitendieu que celle du fils de Laura avec Douviers. En effet, le roman d'André Gide dédie ses premières pages à l'envie de fuite d’Édouard en réaction à la découverte de son illégitimité (n'est en réalité pas le fils de M. Profitendieu). Celle-ci s'interroge sur l'authenticité de l'amour entre père et fils adoptif : le sujet des faux-monnayeurs transparaît. La relation entre ces derniers peut-elle être sincère ? N'est-elle pas au contraire feinte ? Bernard associe peut-être l'image de son père à celles des marchands de fausses monnaies. Il se demande s'il n'a pas toujours été berné par de faux-sentiments. Ce nom qui l'a toujours accompagné, lui semble à présent faux et sans valeur.

P 326 : « « « Depuis quelque temps, des pièces de fausse monnaie circulent. J'en suis averti. Je n'ai pas encore réussi à découvrir leur provenance. Mais je sais que le jeune Georges – tout naïvement, je veux le croire – est un de ceux qui s'en servent et les mettent en circulation. » » ». Cette phrase est dite par M.Profitendieu. Plus prosaïquement, ces faux-monnayeurs désignent la bande de Ghéridanisol dont Georges fait partie. En effet, ces enfants se livrent au trafic de fausses monnaies et nourrissent à la fois l'histoire d'André Gide et celle d’Édouard. Ils peuvent également être vus comme des faux-monnayeurs dans la mesure où chaque membre de la bande trahit sa personnalité pour être accepté.

P 197 : « Oh ! Laura ! Je voudrais, tout le long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique. Presque tous les gens que j'ai connus sonnent faux. Valoir exactement ce qu'on paraît... On veut donner le change, et l'on s'occupe tellement de paraître, qu'on finit par ne plus savoir qui l'on est... » Bernard s’adresse à Laura à Saas-Fée.  Après l’aveu amoureux de Bernard, Laura lui annonce son départ et clôt le dialogue ainsi:
P 200 : «Dites encore : cette petite pièce que vous nous montriez hier... en souvenir de vous, lorsque je partirai – elle se raidit et cette fois put achever sa phrase – voudriez-vous me la donner ? »
Ces deux passages font le lien entre les deux sens de «faux-monnayeurs» exprimés auparavant. Il y a d’une part un sens lié à la fausse monnaie en tant qu’objet et un autre qui traite de la différence entre ce qui est et ce qui est montré, entre la réalité et la perception.
Dans la première citation, Bernard indique qui sont les faux-monnayeurs. Ils sont ceux qui s’ignorent à force de vouloir paraître aux yeux des autres. En effet, comme l’écrit Pascal, l’amour et les relations sociales de manière générale, sont une façon de s’oublier. Vouloir paraître, fausse presque systématiquement le véritable soi qui réside en chacun de nous. Bernard se voit coincé dans le grand théâtre social et souhaite ne plus jouer de rôle, ne plus être un faux-monnayeurs, mais n’être rien de plus ni de moins que ce qu’il est: il cherche de la justesse et non pas de la fausseté.
Remettant sûrement l’authenticité des sentiments de Bernard en cause, Laura fait de Bernard un faux-monnayeur. En effet, elle le compare à une fausse monnaie («en souvenir de vous») et, ce faisant, réduit à néant l’aspiration de Bernard évoquée ci-dessus. 

P 252 : Tâchant de faire un compte-rendu à Édouard de sa permanence à la pension Vedel-Azaïs, Bernard dit de l’auteur du Vase nocturne (p275): « Vous ne me dites rien d'Armand. -Un curieux numéro, celui-là. A vrai dire, il ne me plaît guère. Je n'aime pas le contrefaits. » Encore, une fois, cette citation peut servir à expliquer une des significations possibles du titre. Les faux-monnayeurs sont ni plus ni moins que les «contrefaits» et Armand en fait partie. En faisant dire cela à Bernard, André Gide adresse une critique aux «écrivains» comme Armand. Ceux qui écrivent pour la revue de Passavant sont en réalité tous de la même école que Gide rejette: Alfred Jarry, les auteurs du Nouveau romans etc. sont les «contrefaits».

P 212 : « Il faut bien que je vous avoue, Bernard, que je crains d'en avoir fait un avec vous... - Un faux départ ? - Ma foi, oui. » A Saas-Fée, Édouard prononce ces paroles. L’hypocrisie et la fausseté infecte les rapports entre les personnages. Édouard et Bernard ont bien conscience qu’Olivier aurait du, dès le début, être le secrétaire de son oncle. L’aventure qui s’en suit, parce qu’elle prend racine d’un «faux départ», est elle-même falsifiée et conventionnelle.

Destin (auteur tout puissant et personnage)

P244 : « Imaginez une marionnette voudrait quitter la scène avant la fin de la pièce... Halte là! On a encore besoin de vous pour la finale. Ah! vous croyez que vous pouviez partir quand vous vouliez!... J'ai compris que ce que nous appelons notre volonté, ce sont les fils qui font marcher la marionnette, et que Dieu tire. » Nous pouvons avoir recours à cette citation dans un sujet sur le destin ou sur le jeu de l’auteur. En effet, le marionnettiste, dont La Pérouse parle alors qu’il cherche à mourir, fait référence à dieu mais peut sans difficulté faire référence à l’auteur tout puissant. Cet extrait établit les liens qui attachent l’auteur à ses personnages. Tout en prétendant qu’ils s’imposent à lui et qu’ils sont libres, l’auteur est leurs créateurs et plient la prétendue volonté des personnages au fil bien solide de l’histoire. Ainsi, La Pérouse ne pourra quitter l’histoire avant de connaître Boris, le bouc émissaire, sans qui, Georges n’aurait pas pu reprendre le droit chemin.

Ange et Diable

P 335 : « « Alors, maintenant à nous deux » », dit Bernard à l'ange. Et toute cette nuit, jusqu'au matin, ils luttèrent ». Bernard qui refuse finalement de se donner à une cause comme préconise l’ange, décide de se battre avec lui. Nous pouvons supposer que ce combat se fait en réalité entre un diable qui s’ignore et l’ange. L’ange souhaite que Bernard s’accroche à quelque chose de louable pour qu’il ne soit pas tenté et entraîné par le diable. Cette citation peut servir à étudier la présence de ces des figures opposées dans le roman d’André Gide.

Dédicace

« A Roger Martin du Gard je dédie mon premier roman ».
Cette citation peut complémenter un commentaire sur l’intention et les motivations d’André Gide dans la conception de son roman. En effet, l’auteur considère que Les Faux-monnayeurs est son premier roman et que Les Nourritures terrestres (1897) ou Le Retour de l’enfant prodigue (1912) ne sont que des soties ou des récits.





Journal des faux-monnayeurs d'André Gide :

Du diable

P 34 : « Le traité de la non-existence du diable. Plus on le nie, plus on lui donne de réalité. Le diable s'affirme dans notre négation. »
P 37 : « J'en voudrais un (le diable) qui circulerait incognito à travers tout le livre et dont la réalité s'affirmerait d'autant plus qu'on croirait moins en lui. C'est là le propre du diable dont le motif d'introduction est : « Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que je n'existe pas. » » 
P 70 : « Vincent se laisse lentement pénétrer par l'esprit diabolique. Il se croit devenir le diable (…) Il sait qu'en gagnant le monde, il perd son âme. »

Ces trois citations mettent clairement en lumière l’intention d'André Gide de s’éloigner du réalisme en insérant une dimension fantastique et peut-être morale avec la figure du diable. Dans la première citation, il définit ce qu’est pour lui le diable grâce au traité de la non-existence. D’emblée, on comprend que la figure du diable (contrairement à celle de l’ange) devra se lire entre les lignes et se confondra avec certains personnages. Plus les personnages et le lecteur ignorent ou oublient l’existence du diable, plus ce dernier prend en puissance. La marque de son existence se glisse dans les actes des personnages qui deviennent de plus en plus diables. En effet, comme l’écrit André Gide dans la deuxième citation, la figure du diable se fait discrète, en contrepartie des personnages comme Vincent (troisième citation) se mettent aux côtés de diables et diablesses comme Passavant et Lady Griffith.

Des faits réels:

P 22 : « J'ai ressorti ce matin les quelques découpures de journaux ayant trait à l'affaire des faux-monnayeurs. (…) Elles sont du journal de Rouen (sept. 1906). » « Il s'agit de rattacher cela à l'affaire des faux-monnayeurs anarchistes du 7 et 8 août 1907 – et à la sinistre histoire des suicides d'écoliers de Clermont-Ferrand (5 juin 1909). Fondre cela dans une seule et même intrigue. »
P 39 : « Hier, (…) j'ai surpris un gosse en train de subtiliser un livre »
P 42 : « L'anecdote, si je voulais m'en servir, serait, il me semble, beaucoup plus intéressante racontée par l'enfant lui-même, ce qui permettrait sans doute plus de détours et de dessous. »

Ces extraits montrent qu’une des intrigues principales d’André Gide est inspirée de faits réels. Il y a bien existé des faux-monnayeurs comme l’atteste le journal de Rouen. André Gide s’aide de faits divers pour écrire son histoire. C’est par la combinaison de deux affaires que l’auteur trouve son idée première. Celle-ci n’est évidemment pas sans précéder un travail de réflexion, d’organisation, de problématisation propre au travail de l’écrivain. Le journal des faux-monnayeurs d’André Gide sert donc également à recueillir des événements réels. Cependant celui-ci n’est pas à associer aux carnets presque exhaustifs d’Émile Zola qui apportaient une dimension sociologique qu’André Gide interdit dans son roman. La troisième citation lie, comme la deuxième, Édouard et André Gide par le biais de leurs carnets. En effet, André Gide fait finalement le choix de raconter l’anecdote comme il l’a vue par Édouard.

Manifeste et vision littéraire

P 58 : « Faire dire à Édouard, peut-être : L'ennui, voyez-vous, c'est d'avoir à conditionner ses personnages. Ils vivent en moi d'une manière puissante, et je dirais même volontiers qu'ils vivent à mes dépens. Je sais comment ils pensent, comment ils parlent ; je distingue la plus subtile intonation de leur voix ; je sais qu'il y a de tels actes qu'ils doivent commettre, tels autres qui leur sont interdits... mais, dès qu'il faut les vêtir, fixer leur rang dans l'échelle sociale, leur carrière, le chiffre de leurs revenus (…) je plie boutique. »
Comme il a été dit auparavant, Édouard et André Gide sont intimement liés. Cet extrait montre comment les paroles d’André Gide se confondent parfois avec celles d’Édouard. De plus, il faut remarquer que cette citation permet de prouver l’intention de l’auteur de «sortir le roman de son ornière réaliste». Ce qu’André Gide appelle l’érosion des contours est montré dans cet extrait par -l’absence d’informations sociales (et historiques dans l’extrait suivant: p 17-18 «"Une peinture exacte de l’état des esprits avant la guerre"-non; quand bien même je la pourrais réussir, ce n’est point là ma tâche»)

P 32 : « Tout ce que je vois, tout ce que j'apprends, tout ce qui m'advient depuis quelques mois, je voudrais le faire entrer dans ce roman»
Comme nous l’avons dit auparavant, André Gide considère ce roman comme son premier roman. Cette citation nous informe qu’il compte faire des Faux-monnayeurs le roman de sa vie dans lequel il souhaiterait concentrer toute l’expérience de sa vie. La phase préparatrice des Faux-monnayeurs est aussi importante que ce à quoi le livre aspire. Cette citation peut apporter un éclairage au sujet du travail de l’écrivain et du rapport entre le programme, l’intention littéraire à l’origine et le résultat obtenu, c’est-à-dire, le roman.

P 20 : « Tout ce qui ne peut servir alourdit. »
Cette citation témoigne du vœux d’épuration (c.f. érosion des contours) d’André Gide. Elle peut donc servir à décrire l’intention de l’auteur et justifier l’absence de description minutieuse et réaliste.

P 29 : « Naviguer durant des jours et des jours sans aucune terre en vue. Il faudra, dans le livre même, user de cette image ; la plupart des artistes, savants, etc... sont des côtoyeurs, et qui se croient perdus dès qu'ils perdent la terre de vue. - Vertige de l'espace vide.
p 76 : « Ce faisant, j'oublie qui je suis, si tant est que je l'aie jamais su. Je deviens l'autre. »
Ces deux citations décrivent la condition nécessaire de l’auteur à l’écriture de son roman. Cela veut dire qu’elle vaut autant pour André Gide que pour Édouard. Il semble que pour créer, pour se laisser entièrement envahir par l’histoire à raconter, l’auteur doive faire l’expérience du néant. La deuxième citation peut être intégrée dans une réflexion sur autrui et le rapport de l’auteur à ses personnages. Faut-il être moins soi pour arriver à l’autre? L’autre est-il le moi qui n’est pas moi? Dans quelle mesure l’auteur et son personnage s’entre nourrissent?

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