mercredi 19 avril 2017

«Tout ce qui ne peut servir alourdit»

Le roman d’André Gide Les Faux-Monnayeurs met en scène vingt-sept personnages principalement, liés par des réseaux de relations complexes. Bien que ce dernier ne puisse concurrencer les deux-mille-quatre-cent-soixante-douze personnages de La Comédie humaine de Balzac, la profusion de personnages est néanmoins une caractéristique que partage le roman d’André Gide avec ceux du réalisme ou du naturalisme. Pourtant, André Gide prétend s’éloigner des personnages romanesques que prône la tradition balzacienne. En effet, il écrit dans son Journal des Faux-Monnayeurs: «Tout ce qui ne peut servir alourdit». Qu’apporte donc cette profusion de personnages au roman et quelle justification André Gide en donne t-il dans son journal? Nous verrons que celle-ci est au service de l’auteur, qu’elle distingue Les Faux-Monnayeurs et, en fin, qu’elle vise le lecteur.

    La profusion de personnages qui caractérise l’œuvre d’André Gide permet la lecture de la présence auctoriale. En effet, grâce aux multiples personnages, des facettes et le processus créateur de l’auteur sont en partie révélés. Les personnages des Faux-Monnayeurs sont inconsciemment le fruit des considérations personnelles de l’auteur, de ses pensées propres et de son expérience. Cette influence est parfois plus marquée pour certains personnages que pour d’autres, mais à la fin, que ce soit par approbation ou réprobation, les portraits de ces derniers dessinent en vérité le portrait central, celui de l’auteur, et trahissent sa biographie. Par exemple, dans Les Faux-Monnayeurs la ressemblance entre Gide et Édouard est indéniable même si elle n’est pas totale. // Dans son Journal des Faux-Monnayeurs, André Gide écrit (p32): «Tout ce que je vois, tout ce que j’apprends, tout ce qui m’advient depuis quelques mois, je voudrais le faire entrer dans ce roman, et m’en servir pour l’enrichissement de sa touffe». Ainsi, le personnage de Sarah a certaines habitudes de langage que l’auteur rejette personnellement comme témoigne cet extrait (p68): «Sarah dit «pour ne pas que» - faute horrible, si fréquente aujourd’hui et que je n’ai vue dénoncée nulle part». De même, le Journal des Faux-Monnayeurs nous révèle que Mme Védel est inspirée d’une femme avec qui il a véritablement partagé un wagon (p80): «Admirable: la personne qui ne finirait jamais ses phrases. Mme Védel, pastoresse». Ainsi, dans un panorama de personnages se révèle la figure protéiforme de l’auteur grâce à ses portraits des figures paternelles, adolescentes, des personnages féminins etc.
    Cette profusion de personnages représente aussi un apport dans la mesure où elle est au service de son projet littéraire. En effet, les personnages introduits confèrent des dimensions particulières à l’œuvre de Gide. La présence du diable permet notamment de sortir le roman de son ornière réaliste. Or, le diable n’incarne pas un personnage en chair et en os, et ce n’est que grâce au foisonnement de personnages que sa présence se fait sentir. Il accompagne chaque personnage puisqu’il ne peut s’affirmer en un seul (traité de la non-existence du diable). Il y a donc un réseau de personnages «damné[s]» (p43) et sujets à la séduction du diable qui dénotent du registre fantastique de l’œuvre de Gide. En effet, cette profusion de personnages introduit également une réflexion sur des sujets littéraires. Celle-ci permet  des oppositions de points de vue par le biais de personnages. Par exemple, à Saas-Fée, Bernard, Sophroniska et Laura conversent à propos de la ligne directrice du roman d'Édouard. // C’est pour l’auteur un moyen de retranscrire une réflexion personnelle et de justifier, en outre, son projet stylistique. On lit, ainsi, dans le Journal des Faux-Monnayeurs après un commentaire sur le «roman pur» (p66): «Je crois qu’il faut mettre tout cela dans la bouche d’Édouard». Les personnages sont «taillés dans [s]a chair même» (p82). Pareillement, il concède à Sophroniska dans Le Journal d’Édouard une critique de «[s]on personnage" et profile ainsi son désaveu personnel à l’égard d’un certain type d’auteurs dans les mots d’Édouard: (p176) «Je comprends de reste ce que Sophroniska reproche au roman de ne point lui offrir; mais ici certaines raisons d’art, certaines raisons supérieures, lui échappent qui me font penser que ce n’est pas d’un bon naturaliste qu’on peut faire un bon romancier».

    La profusion de personnages en écho au projet littéraire d’André Gide, bien loin de ranger Les Faux-Monnayeurs dans les déjà-vus du genre du roman, explique son modernisme.

    En effet, la profusion des personnages fait une des particularités remarquables de l’œuvre, c’est une de ses caractéristiques novatrices. André Gide réalise une narration mobile selon les multiples points de vue qu’offrent les personnages. Il fait dire à Édouard à Saas-Fée que «tout le problème est là: exprimer le général par le particulier, faire exprimer par le particulier le général.» La somme de particulier a pour vocation de donner une impression de général et c’est ainsi que l’on peut comprendre la profusion des personnages. Ces derniers donnent tous un bout de leur propre réalité (subjective) pour que la vérité puisse être atteinte: «Je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois». Édouard se demande: «pourquoi refaire ce que d’autres que moi ont déjà fait, ou ce que j’ai déjà fait moi-même?» et dans cette idée d’originalité il faudrait peut-être jouer sur l’ambivalence du mot «sujet» lorsqu’Édouard dit: «Mon roman n’a pas de sujet. Mettons si vous préférez qu’il n’y aura pas un sujet» mais une profusion de sujets.//En effet, comme Édouard, dans son Journal des Faux-Monnayeurs André Gide admet vouloir que son œuvre dure et écrit (p47) «Comment durer? Depuis longtemps, je ne prétends gagner mon procès qu’en appel. Je n’écris que pour être relu». La profusion de personnages apporte donc, en clair, de la distinction à son œuvre.
    Les personnages sont les porteurs de l’intrigue comme l’écrit André Gide dans son Journal des Faux-Monnayeurs: (p26-27) «Je tâche à enrouler les fils divers de l’intrigue et la complexité de mes pensées autour de ces petites bobines vivantes que sont chacun de mes personnages». Une profusion de personnages semble être nécessaire à (p94) «l’impression d’inépuisable» des sujets des Faux-Monnayeurs dont parle André Gide dans son Journal. // Ses personnages sont donc un moyen pour l’auteur de faire des Faux-Monnayeurs son testament littéraire, son «premier roman». Grâce à leur  multiplicité, André Gide arrive donc à introduire divers thèmes et motifs: le thème de la mort notamment à travers le personnage de La Pérouse et sa relation à une mort salvatrice; le thème du suicide, non-voulu pour Boris, désiré pour La Pérouse, et tenté pour Olivier; le thème du bonheur avec la quête d’Olivier; la tentation du diable notamment par le biais de personnages maléfiques comme le comte de Passavant et Strouvilhou, etc. Ainsi, le foisonnement de personnages s’accompagne d’un foisonnement de thèmes gidéens, de réflexions métaphysiques qui démultiplient les dimensions de l’œuvre  (dimension tragique, surnaturelle etc.) et sont la raison de sa complexité.

Bien que la profusion de personnages apporte de la complexité au roman, celle-ci est et bénéfique au lecteur et nécessaire à sa véritable compréhension.

    En effet, la complexité que confère la profusion de personnages aux Faux-Monnayeurs peut faire naître un sentiment d’égarement chez le lecteur et c’est pour cela qu’elle exige une lecture active. C’est le pacte de lecture d’André Gide qui n’est pas disposé à réfléchir pour le lecteur, en clair, qui refuse de s’adresser aux lecteurs fainéants. La complexité que l’auteur confère à son œuvre est nécessaire. Le lecteur doit donc se saisir de cette complexité dans la considération des personnages. En effet, cela permet de ne pas limiter les personnages à une caractérisation réductrice et déshumanisante que favorisent certains auteurs. Le paradoxe de l’auteur qui s’en éloigne est que bien qu’il utilise ses personnages pour faire passer certaines idées ou traits de leur pensée ou de leur caractère, ils s’évertuent à concevoir une autonomie à leurs personnages, une existence propre. Autrement dit, bien qu’ils soient des choses, des moyens, ils prétendent leur trouver une humanité. Dans Les Faux-Monnayeurs, le narrateur écrit "Laura, Douviers, La Pérouse, Azaïs... que faire avec tous ces gens-là? Je ne les cherchais point; c’est en suivant Bernard et Olivier que je les ai trouvés sur ma route. Tant pis pour moi; désormais, je me dois à eux.»//C’est ce qu’écrit André Gide dans son Journal des Faux-Monnayeurs: «Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l’auteur, mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence. Je voudrais que dans le récit qu’il s’en feront, ces événements apparaissent légèrement déformés; une sorte d’intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu’il ait à rétablir. L’histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner». Le lecteur a un rôle important à jouer grâce à la complexité narrative. Complexité narrative qui devrait s’expliquer par l’indépendance et l’existence propre des personnages dont l’essence s’imposerait à l’auteur, ce qui l’éloignerait d’une caractérisation superficielle comme le révèle l’extrait suivait du Journal des Faux-Monnayeurs (p58-59): «L’ennui, voyez-vous, c’est d’avoir à conditionner ses personnages. Ils vivent en moi d’une manière puissante [...] je sais comment ils pensent, comment ils parlent [...] mais dès qu’il faut les vêtir, [...] je plie boutique». Complexité narrative qui devrait également s’expliquer par l’absence de contrôle qu’a l’auteur sur ses personnages dont il ne peut limiter le nombre. En effet, il semblerait «parfois [que le livre soit] doué de vie propre»
    La profusion de personnages aide à l’enquête du lecteur. En effet, si ce dernier approuve le pacte de lecture, il comprendra que les multiples personnages comblent les brisures temporelles grâce aux impressions données par le biais de lettres et des focalisations variantes sur les événements non relatés comme l’épisode du sanatorium entre Laura et Vincent. La multiplication des personnages n’a donc pas qu’une fonction purement stylistique mais un rôle dramatique de dynamisation et purement pratique d’information. Cette vision de biais vise le lecteur et permet une réelle compréhension de la complexité de l’œuvre d’André Gide.

    En somme la profusion de personnages a autant un apport stylistique, dramatique que purement pratique. Elle révèle la relation qu’entretient l’auteur avec ses personnages et est responsable de la complexité du roman mais aussi de sa richesse puisqu’elle permet diverses réflexions. Comme l’écrira le critique littéraire Albert Thibaudet dans La Révue de Paris en 1927 : «Les Faux-Monnayeurs sont un roman monstrueusement intelligent qu’avec son art romanesque, réel, Gide a rendu, à partir d’un certain moment, intelligemment monstrueux».

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